Par Thomas Monnerais
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Des mets et des mots

A l’approche des repas des fêtes de fin d'année, Johann Goeken, Bertrand Marquer et Enrica Zanin, enseignants-chercheurs à la Faculté des lettres, analysent dans « Parler en mangeant », paru aux Presses universitaires de Strasbourg, ce qui constitue un invariant de l’humanité : se retrouver autour d’une table pour manger, boire et converser.

Le livre s’intitule – Parler en mangeant - avec pour sous-titre « la tradition littéraire des propos de table de l’Antiquité à nos jours ». Pouvez-vous rappeler ce que recouvre la notion de « propos de table » et en quoi celle-ci constitue une tradition littéraire ?

Johann Goeken : Dans ce livre, nous avons sélectionné des scènes littéraires de banquet ou de repas au sens large et analysé ce qu’il s’y dit ou ne s’y dit pas, ce qu’elles racontent et incarnent de l’époque à laquelle elles ont été écrites. Dès l’Antiquité, le repas est un thème récurrent dans la littérature. Chez Plutarque ou dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère - qui est l’un des fondements de notre culture occidentale -, les scènes de repas sont très nombreuses et l’on y parle beaucoup. Au fil du temps, elles sont devenues un motif littéraire à part entière.

Enrica Zanin : Cette présence se poursuit à la Renaissance où les formes des propos de table sont formalisées par les traités de civilité. On commence alors à publier des propos de table sous forme de recueil, par exemple ceux de Luther analysés dans le livre, ou de nouvelles que l’on se raconte après le repas. Ces scènes conviviales sont utilisées pour distiller les codes de bonne conduite à table ou en société. Mais elles ont aussi vocation à être du pur divertissement, où l’on raconte des histoires et des plaisanteries.

Bertrand Marquer : La Révolution française vient marquer une rupture dans ce mouvement. D’une part, en plus d’un nouveau contexte social et politique, les habitudes de vie changent – par exemple, le déjeuner devient alors un véritable repas. D’autre part, la production littéraire commence à exprimer un attrait plus fort pour le réel. Dès lors, les scènes de repas que nous avons étudiées se font l’écho de ces bouleversements.

L’illustration de la couverture – une peinture de Félix Vallotton, Le toast – est-elle représentative des convives autour de la table ?

J. G. : Dans l’Antiquité grecque païenne, il est tout à fait normal qu’il n’y ait pas de femmes à table, même si elles peuvent être au centre de la conversation. Dans le Banquet de Platon, les hommes restent entre eux, a priori pour ne pas céder à la tentation du corps. Une posture qui pouvait déjà être moquée à l’époque. Par exemple, pour parodier Platon, Méthode d’Olympe, un auteur chrétien du 3e-4e siècle, dans son Banquet des dix vierges, met en scène dix jeunes femmes qui conversent autour des bienfaits de la chasteté.

Une fois que les femmes se sont retirées, les blagues échangées sont alors plus grivoises

E.Z. : A la Renaissance, la société est encore fortement hiérarchisée et les relations sociales normées. Il est donc attendu de chaque convive qu’il respecte les codes moraux et comportementaux qui lui sont assignés en fonction de son genre ou de sa position. En revanche, les banquets sont mixtes, et ils brillent par leur humour et leur convivialité. Ce que l’on peut noter, c’est qu’une fois que les femmes se sont retirées, les blagues échangées sont alors plus grivoises.

B. M. : Au 19e, la bourgeoisie cherchant à capter l’héritage et l’aura de l’aristocratie d’Ancien Régime, la table peut avoir fonction de « salon » où les femmes ont toute leur place, contrairement à ce que pourrait laisser penser le tableau de Vallotton. Mais dans la littérature, on peut noter une nouvelle fonction des scènes de table. Leur portée n’est plus seulement philosophique ou sociale, mais de plus en plus politique. Moins idéalisante, la forme des propos de table sert à mettre en lumière un cadre idéologique et politique alors en ébullition permanente, à l’image des repas des prisonniers chez Alfred de Vigny ou Charles Nodier par exemple.  

A travers des scènes de repas de toutes les époques, vous mettez en lumière l’évolution des habitudes et gouts culinaires ?

J.G. : Le contenu des assiettes n’est généralement pas au centre des écrits à prétention philosophique. Pour Platon, ce n’est pas ce qu’on mange qui compte mais ce qu’on dit. Mais il y a dans le Festin de Trimalcion, étudié dans le livre, des descriptions de plats qui laissent songeur, par exemple le porc farci de saucisses et de boudins ou la laie farcie aux grives vivantes. De manière générale, dans les banquets antiques, l’accent est plutôt mis sur le vin, car l’un des objectifs assumés des banquets, c’est l’ivresse, la façon la plus directe de se rapprocher des dieux.

E.Z. : Le lien entre les mets et les mots est un ressort comique particulièrement utilisé à la Renaissance, pensons à Rabelais. Les textes de l’époque insistent sur le lien entre bonne humeur et qualité des plats, car l’une et l’autre se nourrissent mutuellement. Selon la physiologie de la Renaissance, fondée sur l’équilibre des humeurs, un bon repas contribue à la bonne humeur et inversement la gaîté des propos échangés à table rend plus facile la digestion. C’est un circuit fermé permanent !

A toutes les époques, parler, manger et écouter à table relèvent pour l’humanité d’un même rituel de vie et de pensée

B. M. : A partir du 20e, les scènes de repas se multiplient dans la littérature. Mais chez les auteurs que nous avons sélectionnés (Marcel Proust, Virginia Woolf, Annie Ernaux…), ce n’est pas ce qu’on mange qui compte le plus, mais le cadre du repas – banquet républicain, en prison, en famille – et ce que celui-ci révèle. Même si notre ouvrage permet de noter des évolutions entre l’Antiquité et aujourd’hui, il met surtout en lumière le fait qu’à toutes les époques, parler, manger et écouter à table relèvent pour l’humanité d’un même rituel de vie et de pensée.

Les repas de fêtes chez Annie Ernaux, révélateurs de nos préoccupations collectives et de nos évolutions personnelles

Les repas familiaux et festifs occupent une place centrale dans l’œuvre d’Annie Ernaux, rappelle Suzel Meyer dans sa contribution. Dans plusieurs de ses œuvres, et notamment Les Années, la lauréate du prix Nobel de littérature 2022 les utilise pour décrire les préoccupations réelles et quotidiennes des Français : de la guerre à l’avènement de l’ordinateur en passant par Spoutnik, l’abbé Pierre, l’avortement ou encore X-Files et les médias.

Mais aussi pour raconter sa propre évolution personnelle : d’abord enfant qui s’échappe de la table le plus vite possible mais qui retient tout ce que disent les adultes, puis adolescente exaspérée, puis jeune femme mal considérée par sa belle-mère, et enfin mère de famille qui reproduit le rituel des repas familiaux avec ses enfants et ses petits-enfants. Chez Annie Ernaux, les repas de fêtes sont ainsi des révélateurs de nos préoccupations collectives et de nos évolutions personnelles.

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