« Annie Ernaux n'a cessé d'inventer de nouvelles formes littéraires »
Exploratrice de l'identité intime, de l'ordinaire, engagée, témoin d'une époque... A 82 ans, Annie Ernaux est la première écrivaine française récompensée par la prestigieuse académie Nobel pour l'ensemble de son œuvre. Inventaire de ses thèmes de prédilection avec Corinne Grenouillet, professeure de littérature, spécialiste des 20e et 21e siècles.
Transfuge de classe
« Dès son premier roman, Les Armoires vides (1974), Annie Ernaux évoque ses parents. D'origine modeste - le père a été ouvrier - ils tiennent un café-épicerie dans une petite ville de Normandie.
J'ai commencé à la lire au début des années 1980 et son œuvre m'a tout de suite touchée. Elle faisait écho à mon expérience personnelle.
Placée par ses parents dans une école privée, elle évoque dans la veine du sociologue Pierre Bourdieu l'expérience de la distinction et de la domination sociales : comme un voile qui se déchire, elle commence à intégrer le regard de l’autre sur sa propre classe. Dans La Honte (1997) par exemple, elle raconte comment son père a essayé de tuer sa mère, et à quel point cette expérience la sépare de ses camarades issues de la bourgeoisie. Devenue professeure de littérature et elle-même intégrée à cette classe, elle ne cessera d'explorer ses origines.
Elle écrit avec le souci de rendre compte du monde des dominés et l’espoir, ancien, de "venger sa race"
Elle écrit avec le souci de rendre compte du monde des dominés et l’espoir, ancien, de "venger sa race" comme elle l’a un jour écrit dans son journal. »
Le style Annie Ernaux
Elle n'a cessé d'inventer de nouvelles formes littéraires, chacun de ses livres constituant une nouvelle étape, une nouvelle recherche.
Elle parle de ce qu'elle a connu, de manière parfois intime, toujours en reliant cela au social. Avec Les Années (2008), elle fait aboutir un projet de longue haleine. En effaçant le "je" au profit du "on", elle assemble une mosaïque de détails de la culture populaire d'une certaine époque, celle de sa génération, qui forme finalement le tableau d'une réalité sociale française, à la fois subjective et collective. Je suis sidérée par sa mémoire, la captation de micro-détails pertinents, paroles de chansons, extraits de publicités...
Elle invente aussi ce que Dominique Viart appelle le "récit de filiation", dans lequel on parle de soi à travers l'histoire de ses ascendants. Dans La Place (1986), elle évoque ainsi l' "amour séparé" qui la lie à ses parents.
Son écriture
« Elle situe Une femme (1987), consacré à sa mère, à la jonction entre littérature, sociologie et histoire. Ces deux livres sont aussi des manifestes : elle y invente "l'écriture plate", celle qu'elle utilise pour sa correspondance avec ses parents. Ses détracteurs lui ont reproché de ne pas savoir écrire, mais son style est précis, ciselé, sans concession. Elle y parvient au terme d’un processus artistique, d'une ascèse. Elle évoque cette recherche de précision dans ses entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet, L’écriture comme un couteau.
A la jonction entre littérature, sociologie et histoire
Ses premiers livres seraient plutôt empreints de 'dérision jubilante' (La Place), pleins de violence, de haine des parents, d'images. Elle a lu Céline, et ça se sent.
Il y a aussi chez elle une certaine assignation à l’écriture et à la recherche de la vérité, quand elle dit : "Pour moi la vérité est simplement le nom donné à ce qu'on cherche et qui se dérobe sans cesse". »
L’écriture de l’intime
A partir de 1981 et La Femme gelée, elle utilise de façon revendiquée sa propre existence comme point de départ de ses livres. Elle y évoque sa vie de jeune professeure et mère de famille, "gelée" dans ses rêves d'émancipation, d'écriture. Ce livre sera d'ailleurs à l'origine de son divorce avec son mari.
La sexualité est un thème fondamental de son œuvre, de Passion simple (1994) et Se perdre (2002), qui décrivent l’obsession d’une femme qui ne songe qu’à faire l’amour, jusqu’au Jeune Homme (2022), son dernier livre, qui évoque sa liaison avec un homme de trente ans son cadet. C’est dans l’orgasme, dit-elle, qu’elle ressent le plus "[son] identité et la permanence de [son] être" (La Honte).
L’Usage de la photo (2005), illustré par des photos prises par son amant Marc Marie, sert de point de départ pour témoigner de son cancer du sein.
Elle n'a pas évoqué sa maternité, sûrement pour protéger ses deux fils, mais j'espère la voir évoquer bientôt le thème du grand âge.
Dans des livres moins connus comme Journal du dehors (1995) ou Regarde les lumières, mon amour (2014) elle capte des choses du temps, de la vie très ordinaire, du quotidien, dans sa ville de Cergy ou les allées d'un supermarché.
Une autrice féministe
De nombreux sujets aujourd’hui sur le devant de la scène traversent depuis longtemps son œuvre : l'avortement (clandestin), qu'elle subit à 23 ans, alors qu’elle était étudiante, évoqué dès Les Armoires vides (1974) et surtout dans L’Événement (2000) ; ce qu'on n'appelait pas encore la 'charge mentale' dans La Femme gelée ; ou la zone grise du consentement dans Mémoire de fille (2016), dans lequel elle évoque sa première relation sexuelle, non entièrement consentie.
Nouvelles générations
Je la fais lire à mes étudiants, qui sont le plus souvent des étudiantes. Elles sont parfois choquées par son style cru, mais Ernaux continue à parler aux jeunes générations. Beaucoup sont, comme elle, issus de milieux modestes. Nous devions l’inviter à Strasbourg en 2021, mais ça ne s’est pas fait et maintenant je doute qu'elle aura le temps de répondre à une nouvelle invitation !
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