Par Marion Riegert
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« Nos habitudes de discours ne sont pas une réalité linguistique immuable »

Encore très patriarcale, la langue française tend à s’ouvrir doucement mais sûrement aux femmes. Un débat qui relève plus de la problématique sociétale que d’un réel blocage linguistique, comme nous l’expliquent Jean-Christophe Pellat et Jean-Paul Meyer, chercheurs au laboratoire Linguistique, langues, parole (Lilpa). Et ce en trois points basés sur les trois aspects à prendre en compte lorsque l’on aborde le thème Langue et féminisation définis par Julie Neveux, maîtresse de conférences en linguistique à la Sorbonne et référente dans le domaine.

L’aspect lexical, Madame le ministre est enceinte…

Premier arrêt de notre point linguistique, l’aspect lexical, avec notamment la question de la féminisation des noms de métiers. Encore au Parlement, il était dit il y a peu : "Le ministre de la Santé est en congé maternité", sourit Jean-Paul Meyer. Ce n’est que depuis 2019 que l’Académie française a admis l’utilisation de "Madame la maire", tout en précisant qu’il ne fallait pas "brusquer l’usage", ajoute Jean-Christophe Pellat. L’argument des réfractaires à la féminisation ? La langue française ne le permettrait pas.

Il ne fallait pas « brusquer l’usage »

Pourtant, les termes féminins et masculins existent pour les métiers dès leur création. A l’image d’autrice ou écrivaine, utilisés jusqu’au 17e siècle. Mais pour cacher la femme, peu à peu, le féminin est censuré, pour ne réapparaitre que dans les années 1970, lors de la re-féminisation des noms. On disait alors plutôt "auteure" car le féminin s’entend moins à l’oral qu’ "autrice", précise Jean-Christophe Pellat.

Autre argument : il ne faudrait pas féminiser car le masculin c’est le neutre. Pour moi, c’est irrecevable car dans la langue française le masculin s’oppose au féminin, sauf dans le cas de l’emploi générique des noms, ajoute le chercheur. L’anecdote, c’est que lorsqu’au restaurant je commande un lapin au vin blanc, je ne sais pas si c’est un lapin ou une lapine… Le choix de la non-marque est une habitude historique, qui ne peut pas servir d’argument pour ne pas évoluer, complète son collègue.

En syntaxe / Dans l’accord, le masculin l’emporte sur le féminin !

Cet adage n’a pas toujours eu cours. La règle de l’accord au masculin a été formulée en 1647 par le grammairien Claude Favre de Vaugelas. Suivi en 1767 par son confrère Nicolas Beauzée, qui précise : Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. Un choix qui peut être déclaré arbitraire et changé, glisse Jean-Paul Meyer. Quid du neutre ? Les langues romanes l’ont abandonné, c’était une forme de complication linguistique.

Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle.

Par ailleurs, longtemps, l’accord du féminin et du masculin n’a pas été fixe. On hésitait sur beaucoup de points, à l’écrit, entre le féminin et le masculin, chacun accordait selon l’harmonie de l’oreille. Par exemple, du temps de Vaugelas, on pouvait dire bouche ouvert ou ouverte, souligne Jean-Christophe Pellat. 

Il faut aussi noter que beaucoup de noms masculins et féminins n’ont rien à voir avec le sexe, comme une table, une chaise. Certains mots ont changé de genre dans l’histoire, d’autres comme "chouette" ou "girafe" désignent aussi bien le mâle que la femelle, et d’autres encore n’ont pas le même genre au nord et au sud. Chez les humains, la notion de genre est remise en question, en tant que construction sociale plutôt que donnée naturelle.

Ecriture inclusive, iel, la langue évolue en fonction de la société qui l’utilise

Dans une circulaire du 5 mai 2021, destinée notamment à rendre leur place aux femmes, le ministère de l’Éducation nationale condamne l’écriture inclusive pour sa complexité, préconisant plutôt d’employer le féminin et le masculin : Les étudiantes et les étudiants, plutôt que les étudiant·es.

Toute la question est de trouver par quel moyen montrer que le discours s’adresse à tous et toutes. L’écriture inclusive s’inscrit dans un débat plus large, qui touche le choix des mots. Il est possible, par exemple, d’opter pour un terme général comme "les personnes", et ainsi privilégier le féminin, explique Jean-Paul Meyer, pour qui les solutions comme le point médian ou l’utilisation des parenthèses montrent que l’on tâtonne. Le point médian n’est pas fait pour être lu, il peut difficilement être utilisé pour enseigner la lecture. Cette graphie exclut également certains publics en difficulté, comme les personnes dyslexiques. C’est une situation provisoire, d’autres solutions seront trouvées. Ce qui est intéressant, c’est que le débat est là.

« iel » est entré en 2021 dans le Petit Robert

Et d’évoquer d’autres nouveautés de la langue, comme « iel », entré en 2021 dans le Petit Robert. C’est une abréviation pratique, qui économise "il" et "elle" et qui correspond bien à l’histoire de la langue et des pronoms. Au même titre que "celleux" pour celles et ceux.

Pour nos deux chercheurs, la problématique de la féminisation ne relève ainsi pas d’un problème linguistique, mais plutôt d’usage. Lors d’un cours avec un public uniquement féminin, ce qui nous arrive parfois, on ne dira pas : "Quelqu’une a une question ?", pourtant la langue ne l’empêche pas, ce sont nos habitudes de discours, qu’il ne faut pas prendre pour une réalité linguistique immuable, conclut Jean-Paul Meyer. La langue a son fonctionnement autonome, mais elle est influencée par la société qui l’utilise, complète Jean-Christophe Pellat.

Petites histoires d’Assemblée nationale par Jean-Paul Meyer

« Lors du débat à l’Assemblée nationale autour du projet de loi sur l’égalité femmes-hommes (janvier 2014), la ministre Najat Vallaud-Belkacem se voit qualifier plusieurs fois de « Madame le ministre » par des élus UMP, ce qui provoque des échanges nourris. La députée communiste et ancienne ministre Marie-George Buffet met les rieurs de son côté en lançant à l’UMP Jean-Frédéric Poisson : « Cher collègue, je vous suggère de prononcer cette phrase : "Mme le ministre est enceinte". Essayez ! Vous verrez : c’est difficile. »

Le 7 octobre 2014, le député UMP Julien Aubert refuse de féminiser la fonction de présidente de séance, exercée par la socialiste Sandrine Mazetier, qu’il appelle « Madame le président ». Ce comportement lui vaut un rappel à l'ordre, ainsi qu'une inscription au procès-verbal.

En octobre 2021, le même Julien Aubert recommence, en interpellant cette fois la ministre Barbara Pompili par « Madame le ministre ». Madame Pompili n’obtient cependant pas le rappel à l’ordre, la présidente de séance considérant que le député Aubert respecte les principes de l’académie (ce qui est inexact : le principe de la féminisation des noms de métiers a été adopté par l’académie le 28 févier 2019). »

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