Par Elsa Collobert
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Quand l’IA rebat les cartes de la formation des journalistes

Fake news, images truquées, vidéos manipulées, campagnes massives de désinformation… Avec l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) auprès du grand public en 2023, le journalisme se retrouve en première ligne. Le Centre universitaire d’enseignement du journalisme (Cuej) s’est emparé très tôt de ce sujet. Rencontre avec Valentina Grossi, enseignante et sociologue des médias (laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe-Sage), qui pilote cette réflexion.

À quand remonte la réflexion sur l’IA au sein du Cuej ?

« L’IA générative ne “pense” pas : elle calcule des probabilités pour prédire le mot suivant »

Nous nous sommes penchés sur la question dès 2023. Le grand public était déjà familier, sans vraiment le savoir, d’IA génératives, comme le traducteur DeepL. Mais l’arrivée de la première version de ChatGPT, fin 2022, a marqué un tournant : pour la première fois, une IA conversationnelle est capable de passer pour un humain. Une frontière symbolique a été franchie, la production de discours et de sens étant jusqu’ici l’apanage des humains. Mais il faut rappeler que l’IA générative ne « pense » pas : elle calcule des probabilités pour prédire le mot suivant, d’un point de vue statistique. À la base, elle n’est pas conçue pour dire le vrai, ni pour respecter une certaine éthique.

Quelle réponse y avez-vous apporté ?

Nous nous sommes dit qu’il fallait y adapter notre formation. J’ai d'abord pris en charge un cours théorique, en master 1 (M1), sur l’histoire et le fonctionnement des IA génératives, et les questions sociétales qu’elles posent. J’ai rapidement été rejointe par Vincent Berthier, journaliste, doctorant en information-communication et responsable du projet Spinoza chez Reporters sans frontières (lire encadré). Il a pris en charge une masterclass sur les origines de l’IA, complétée d’ateliers pratiques.
L’idée est de démystifier l’outil : il n’est pas magique, chaque solution d’IA (ChatGPT, Claude, Mistral…) a ses forces et ses faiblesses. D’où cette nécessité de les tester dans différents contextes, et de les comparer.
Une charte a été rédigée, en direction des intervenants et des étudiants du Cuej, inspirée des textes existants dans les rédactions et du cadre défini à l’Unistra. Trois cas d’usages ont été définis : utilisation possible, restreinte ou interdite (pour les falsifications de voix et d’images, par exemple). Nous rappelons aussi que l’IA a un coût écologique, nos étudiants y sont sensibles. L’objectif est qu’ils acquièrent une autonomie critique et une capacité d’expertise. Car si demain, privés d’internet, ils ne savent plus travailler sans IA, que feront-ils ?

L’IA : menace ou opportunité pour le journalisme ?

« Même (re)travaillés à l’aide de l’IA, un titre, une correction, un angle relèvent d’une responsabilité éditoriale »

Comme souvent, la réponse n’est pas manichéenne. Oui, ce serait dangereux de l’utiliser sans discernement, pour « faire le travail à notre place ». La tentation est grande dans les rédactions en crise, pour faire des économies. Mais le dernier mot devrait in fine toujours revenir à l’humain, même pour des choix a priori anodins : même (re)travaillés à l’aide de l’IA, un titre, une correction, un angle relèvent d’une responsabilité éditoriale. La transparence sur son usage est aussi un impératif.
Il ne faudrait toutefois pas minimiser les progrès que l’IA permet, notamment pour l’investigation : traiter de grandes masses de données, comme dans l’affaire des Pandora Papers ou l’enquête du Guardian sur le système de santé britannique. Si l’IA facilite, les idées d’enquêtes partent toujours des journalistes.

Quelle attitude observez-vous chez les étudiants ?

Ils sont surtout demandeurs de cadres clairs. Ils ne maîtrisent pas forcément l’IA mieux que nous, mais ont intégré l’idée que l’outil est là, à disposition. La tentation est donc grande d’y avoir recours, notamment pour les moins à l’aise à l’écrit. Mais le risque de ce type d’usage est de miner ses propres apprentissages. La capacité de trouver le bon mot ou la bonne formulation n’est pas innée, mais se travaille au jour le jour. Or les outils d’IA, utilisés sans discernement, peuvent nous rendre paresseux.

Quelles perspectives pour l’avenir ?

« Réaffirmer le rôle social et éthique du journalisme : fournir une information claire, vérifiée et juste »

Au Cuej, nous voudrions monter en puissance, pour intégrer davantage la formation à l’IA en 2e année de master, celle de la spécialisation. Plus largement, dans le champ de l’information – je parle comme chercheuse – on peut prédire qu’elle va s’imposer comme infomédiaire, moteur de recherche nouvelle génération captant une grande partie des revenus publicitaires, comme Google en son temps. Cela pose des questions majeures, de propriété intellectuelle notamment, car les cadres juridiques sont encore très flous.
Mais on peut aussi voir ce moment comme fécond. Il nous pousse à réfléchir au sens du métier de journaliste, à réaffirmer son rôle social et éthique, et à rappeler ce qui en constitue le cœur : fournir une information claire, vérifiée et juste.

Spinoza, l’IA par et pour les journalistes

Déployer un outil inédit d'IA conçu pour et avec les journalistes en France : c’est l’ambition de l’organisation non gouvernementale (ONG) Reporters sans frontières (RSF) et de l’Alliance de la presse d’information générale (l’Alliance) avec le projet Spinoza.
Le prototype développé, fondé sur l’IA générative, permet aux journalistes d’accéder rapidement à des informations précises et sourcées, tirées de documents juridiques et scientifiques : rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), textes de loi, documents tirés de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) du gouvernement français... C’est en effet la thématique du changement climatique et de la transition écologique qui a d’abord été ciblée pour cet outil, dans le but d’améliorer leur traitement médiatique.
Spinoza peut aussi accéder à une base de données de 12 000 articles de presse écrite issus des médias de la presse régionale ou nationale participant à l’expérimentation, et qui ont seuls accès pour le moment à la ressource.
Une réponse constructive aux risques que l'IA générative fait peser sur le journalisme et sur l'accès à une information fiable, respectant la propriété intellectuelle et citant ses sources.

L’Unistra face aux défis de l’IA

Dans l’enseignement, les équipes de direction, les métiers administratifs, la recherche… Depuis au moins deux ans, voire plus, l’IA infuse dans tous les domaines à l’université. Comment cette dernière répond-elle aux défis que pose cette révolution, comment s’en saisissent les acteurs, quelles réponses et processus sont-ils mis en place ? Ingénieurs, chefs de projets, chargés de mission… Savoir(s) le quotidien part à la rencontre de celles et ceux sont mobilisés en tant qu’acteurs du changement !

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