L'IA, un artiste comme les autres ?
Après un colloque « Musique et IA » à la rentrée, une double exposition à La Chambre et à La Cryogénie invite ce mois-ci le photographe allemand Boris Eldagsen à déployer ses créations co-signées avec la machine. Cette saison, l’IA s’invite au premier plan du débat à l’Université de Strasbourg. Alors l’IA, exhausteur de performance ou fossoyeur de l’imagination ?
Dans le monde artistique, l’IA et son usage exponentiel en font trembler plus d’un : « Rien qu’en septembre 2025, 30 000 morceaux générés par l’IA ont été injectés chaque jour sur Deezer, soit 28 % de la musique importée sur la plateforme française », souligne Alessandro Arbo, professeur en musicologie. Que ce soit en musique ou dans les arts visuels, des applications permettent en effet de créer morceaux, visuels et vidéos en quelques clics, à partir d’un simple prompt, sans même avoir à maîtriser le maniement du pinceau ou d’un instrument.
À la Faculté des arts, la riposte ne s’est pas fait attendre, avec les armes de la recherche et de la réflexion : en septembre dernier s’est tenu le colloque « Musique et IA », à la triple initiative de l’Université de Strasbourg, de l'European Network for the Philosophy of Music (ENPM) et du festival Musica. L’Institut thématique interdisciplinaire (ITI) Centre de recherche et d’expérimentation sur l’acte artistique (Creaa), que dirige Alessandro Arbo, mène des recherches sur la musique dans le web, mais aussi sur l’IA.
La seule limite, c’est mon imagination
Côté Département des arts plastiques, on se penche aussi sur la question, à travers notamment l’exposition « Hantologie pour les débutant·es » (lire encadré), qui déploie les vidéos et photos de Boris Eldagsen. Une « occasion salutaire d’ouvrir le débat autour de l’IA, car cette problématique a longtemps été un tabou de l’enseignement à l’université », expose l'enseignant-chercheur Simon Zara, un des coordinateurs de La Cryogénie.
L’artiste visuel et philosophe allemand ne fait pas mystère de son utilisation de l’IA, dont il a été l’un des pionniers, dès 2022 : « Dès le départ, j’ai vu cet outil comme une incroyable opportunité : une équipe de supers assistants, le démultiplicateur de possibilités dont je rêvais – alors que je n’avais pas les moyens de me les offrir ! » En 2023, son refus d’un prix décerné aux Sony World Photography Awards, au profit de l’IA, ouvre un débat au sein du monde international de l’art.
Alessandro Arbo souligne aussi l’ouverture du champ des possibles qu’offre l’IA aux chercheurs : « Elle peut être une ressource de premier ordre dans l’analyse automatisée et l’exploration de bases de données et d’échantillons beaucoup plus complexes que dans le passé. L’analyse musicale comparée se fait plus rapidement et l’IA peut aider aussi à la reconstruction d’œuvres du passé incomplètes, dans le style de l’auteur ».
Boris Eldagsen va même plus loin : « Celui qui a peur de l’IA a une compréhension limitée de l’art ». Pour lui, l’intention reste du ressort de l’humain, l’outil se bornant à mixer les styles et les influences, selon ses directives. « La seule limite, c’est mon imagination. »
Il n’y a pas plus humain que l’IA
Lui-même artiste et enseignant-chercheur au sein du Département des arts, Simon Zara tient à nuancer : « Il serait désastreux de tomber dans un excès technophobe, autant que dans une technophilie béate, au nom du progrès ». Invitant à « une pratique critique de l’outil », il en pointe les effets pervers, les limites et les biais : « Participe-t-il à l’intérêt général s’il est accaparé par les plateformes numériques, totalement opaques quant à ses règles de fonctionnement ? Ses utilisateurs ont-ils conscience de son impact écologique et de l’exploitation de ressources sur laquelle il est basé ? Cela ouvre de nombreuses questions, comme la reconduction de rapports de domination à travers les biais algorithmiques, ou encore l’appauvrissement de notre conception des images, quand on sait qu’il catégorise sans discernement comme “nudité” des images pornographiques ou celles des camps de la mort. L’usage que l’on peut en faire pose un vrai enjeu démocratique ».
« L’usage de l’IA pose un vrai enjeu démocratique »
« Finalement, il n’y a pas plus humain que cet outil, abonde Alessandro Arbo, qui pioche dans toutes les données antérieures et n’est finalement que le prolongement de ce que les humains ont fait. » In fine, sans la créativité et la sérendipité propres à l’humain, l’outil nourri par ses propres productions en circuit fermé s’effondre. L’artiste et les deux chercheurs s’accordent sur la nécessité de signaler tout usage de l’IA dans la conception d’une œuvre de l’esprit. « Il en va de notre crédibilité », insiste Boris Eldagsen, également curateur d’expositions.
Tout progrès technique a charrié son lot de peurs et de Cassandre : « Déjà dans la Grèce Antique, Platon condamnait l’écriture comme réductrice pour la mémoire, rappelle Alessandro Arbo. Or, c’est le contraire qui s’est produit, car, depuis toujours, l’homme a créé des prothèses externes susceptibles de développer sa pensée. L’écriture mensurale a permis la musique polyphonique, l’enregistrement la genèse de nouveaux genres musicaux, de l’électronique au rock ! »
S’esquisse la nécessité de dégager une troisième voie, médiane, « qui accompagne les utilisateurs sans les déposséder » (dixit Simon Zara) : « Être conscient des possibilités et limites de l’outil, s’y former, voire même s’autodiscipliner ». Car si Boris Eldagsen est tellement enthousiaste vis-à-vis de l’IA, cette innovation s’insère dans sa pratique de trois décennies, riche d’expérimentations, de connaissances et d’esprit critique. Or la perspective est « différente pour des jeunes artistes en devenir, qui pourraient avoir la tentation de faire travailler l’outil à leur place ». Ce sera tout l’enjeu des débats initiés au sein de La Cryogénie, avec la masterclass de Boris Eldagsen, dès le 19 novembre.
« Hantologie pour les débutant·es », une exposition bicéphale à découvrir
Boris Eldagsen est un expert reconnu en matière d'images générées par l'IA et l'inventeur du vocable « promptography ». En 2023, il déclenche un débat mondial en refusant un prix décerné dans le cadre des Sony World Photography Awards dans la catégorie « Creative Open », estimant que son œuvre relève d’une collaboration homme-machine.
Il investit deux lieux strasbourgeois, y réunissant un ensemble d'images et de vidéos sonores générées par l'IA, en une installation conçue spécifiquement pour La Chambre et La Cryogénie. Chaque lieu est pensé comme un chapitre de sa recherche sur l’IA et son usage dans l’art. L’exposition bicéphale « Hantologie » naît du partenariat entre La Chambre et le Service universitaire de l’action culturelle (Suac), associés avec la Faculté des arts de l’Université de Strasbourg.
Le titre de l'exposition reprend un concept philosophique et culturel défini par Jacques Derrida dans son ouvrage Spectres de Marx, pour décrire la présence persistante d'éléments du passé ou de futurs non advenus qui continuent à façonner le présent.
Installée au cœur du jardin du Palais universitaire, La Cryogénie est un lieu expérimental offrant un espace de recherche artistique interdisciplinaire, ouvert au grand public. Dans une volonté de transmission et de professionnalisation, les étudiantes et étudiants s'impliquent dans le montage d’expositions et le développement de supports et d’actions de médiation.
Souhaitant étendre cette réflexion au reste du campus, l’œuvre d’Eldagsen se déploie par ailleurs sur la façade de l’Atrium, dans une installation monumentale créée spécialement pour l’occasion.
Vernissage en présence de l’artiste Boris Eldagsen, vendredi 21 novembre, à 18 h, à La Cryogénie, espace de recherche-création en arts, puis à La Chambre
« Quelque chose manque et vous le savez », à La Chambre (du 22/11 au 25/01)
« La sensation demandée n’est pas disponible » à La Cryogénie (22/11 au 19/12, du mercredi au samedi, de 13 h à 15 h et sur rendez-vous : cgremillet@unistra.fr)
L’Unistra face aux défis de l’IA
Dans l’enseignement, les équipes de direction, les métiers administratifs, la recherche… Depuis au moins deux ans, voire plus, l’IA infuse dans tous les domaines à l’université. Comment cette dernière répond-elle aux défis que pose cette révolution, comment s’en saisissent les acteurs, quelles réponses et processus sont mis en place ? Ingénieurs, chefs de projets, chargés de mission… Savoir(s) le quotidien part à la rencontre de celles et ceux qui sont mobilisés en tant qu’acteurs du changement !
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