Par Elsa Collobert
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« Une véritable enquête policière » pour identifier les 1 019 lames histologiques du médecin nazi August Hirt

Parmi les éléments à charge de la période nazie de la Faculté de médecine de Strasbourg examinés : 1 019 lames histologiques, propriété d’August Hirt. Dès leur redécouverte en 2017 dans un grenier de la faculté, les coupes d’organes ont été mises entre les mains expertes de Catherine Cannet. Au terme d’une titanesque enquête policière de deux ans, l’histologiste de l’Institut médico-légal a rendu ses conclusions : toutes datent d’avant 1940, et ne peuvent donc être rattachées à des expériences menées pendant la période nazie.

Les lames histologiques, ou préparations de coupes d’organes, issues de la collection personnelle d’August Hirt, contiennent-elles des restes humains, qui seraient issus d’expériences menées lors de la période d’occupation nazie, entre 1941 et 1945 ?

Ces questions, lourdes de conséquences, sont posées à Catherine Cannet lorsqu’on lui remet la collection de lames histologiques attribuées au médecin nazi August Hirt, dans le cadre du travail de la commission historique. Celle-ci, mise en place en 2015 suite à de sombres découvertes à la Faculté de médecine de Strasbourg (lire encadré) vient de rendre ses conclusions.

Deux ans de travail

Retour en 2017. Parmi les éléments à charge devant être examinés : Plusieurs boîtes, dont l’une de cigares, contenant des lames histologiques, de tailles et à première vue de provenances diverses, raconte Catherine Cannet. Histologiste passionnée à l’Institut médico-légal (IML) de Strasbourg, elle est l’une des rares spécialistes à disposer d’une compétence étendue pour identifier ces coupes de tissus biologiques.

« Un histologiste ne se séparera jamais de sa collection, fruit de plusieurs années de travail ! »

Conservées au lendemain de la guerre, dans le but d’être utilisées comme preuves lors des procès de médecins nazis, les boîtes sont ensuite laissées à l’abandon, alors que la France est entièrement tournée vers sa reconstruction… au risque de laisser certaines plaies à vif. Lorsqu’elles sont redécouvertes, en 2017, dans le grenier de l’Institut de pathologie, ces lames sont rapidement confiées à Catherine Cannet par son patron, Jean-Sébastien Raul, directeur de l’IML. Le nom du propriétaire de cette sinistre collection n’a pas été très difficile à établir, la boîte de cigares portant une étiquette manuscrite au nom de Hirt. Des éléments d’ordre psychologique entrent aussi en jeu : Un histologiste ne se séparera jamais de sa collection, fruit de plusieurs années de travail !

Sur ces bases, le travail d’enquête peut commencer : J’ai l’habitude de travailler avec la police pour résoudre des affaires criminelles. Là, l’aspect historique en jeu était passionnant ! se remémore Catherine Cannet. Elle travaille en lien étroit avec plusieurs membres de la commission historique : Paul Weindling (Oxford Brookes University), Florian Schmaltz (Max Planck Institut für Wissenschaftsgeschichte) – co-présidents de la commission historique – et Hans-Joachim Lang (Université de Tübingen), tous spécialistes de la période nazie. Ils mettent en commun les connaissances pointues de leurs disciplines.

Recoupements

Grâce à une impressionnante mémoire, qualité première de tout histologiste, Catherine Cannet identifie rapidement certaines préparations très spécifiques, pour les avoir déjà rencontrées au cours de mes quarante ans de carrière. Je pense notamment à la moelle épinière de chien, mise en valeur par la coloration de Van Gieson - un classique. Trois données entrent en ligne de compte : l’espèce (humaine, animale, végétale), l’organe et le type de préparation (quelles colorations mettant en évidence tel composant tissulaire).

Pour s’en sortir face à ces multiples combinaisons, un maitre-mot guide les experts : recoupement. Ils peuvent compter sur deux indices précieux : les étiquettes et les écritures. L’identification de celle de l’assistante de thèse d’Auguste Hirt à Heidelberg a permis d’écarter un certain nombre de lames. De même que la comparaison des illustrations, notamment de coupes d’organes du système nerveux de lézards, dans des publications de Hirt entre 1921 et 1940. La forme des globules rouges observées, différentes selon les espèces, oriente encore les investigations. Au total, l’examen des lames permet d’identifier 74 organes, issus de 19 espèces d’animaux. Des préparations destinées à la recherche, mais aussi à l’enseignement.

Au fur et à mesure des investigations, Catherine Cannet élimine encore d’autres séries de lames histologiques. Non sans soulagement. « Car comme beaucoup de familles de la région, la mienne conserve un souvenir douloureux de cette période. » Ce travail minutieux ne va pas sans une rigoureuse classification : Les lames sont réparties sur des plateaux selon un système de lettres et de chiffres, photographiées, classées par dénominateurs communs : tailles, type d’étiquette et éventuelles annotations.

Détenus de droit commun

Il s’avère toutefois que certaines contiennent bien des restes humains. Tout l’enjeu est de découvrir si ceux-ci sont issues des macabres expériences menées par August Hirt aux camps du Struthof et de Vorbruck-Schirmeck, entre 1941 et 1944.

Indice déterminant : un tout petit mot tronqué, « Hing. »

Encore une fois, les recoupements seront la clé : en croisant dates et données, le travail de l’historien de Hans-Joachim Lang permet de rattacher 21 préparations d’estomac et de paupière à deux détenus de droit commun allemands. Indice déterminant : un tout petit mot tronqué, « Hing. ». Après avoir envisagé toutes les possibilités, l’historien a une illumination : il s’agit en fait de la contraction de Hingerichteter, « exécuté », en allemand. Des recherches poussées, notamment dans la presse de l’époque, permettent de redonner un nom et une histoire à ces restes humains : Mathias Sprengler et Richard Krafft, tous deux condamnés à mort pour meurtre. Leurs tissus ont été prélevés peu après leur exécution, mis à disposition d’étudiants de Hirt pour leurs travaux de thèse. Le tout en 1936. Conformément à la préconisation du rapport de la commission, ces restes devraient être rendus aux familles.

J’aurais pu être tentée de préparer une publication sur ces lames histologiques, vu l’état de conservation exceptionnelle de ces préparations, et notamment des colorations réalisées, conclut Catherine Cannet.  Mais je ne le ferai pas car ce matériau est rattaché à une période sombre de l’histoire. Aujourd’hui, on ne peut plus séparer la qualité scientifique de travaux et le contexte dans lequel ils ont été menés.

Une commission pour la mémoire

La Commission historique, internationale et indépendante, pour l’histoire de la Faculté de médecine de la Reichsuniversität Straßburg (CHRUS) a été mise en place en septembre 2016, à l’initiative de l’ancien président de l’Université de Strasbourg Alain Beretz et de l’actuel président, Michel Deneken. Une création qui fait suite à la découverte, en 2015 au sein de l’Institut médico-légal de Strasbourg, d’échantillons jusque-là inconnus, provenant du corps de Menachem Taffel, l’un des 86 déportés juifs gazés au Struthof pour être transformés en « collection de squelettes » par le professeur Hirt, médecin SS et directeur de l’Institut d’anatomie de la Reichsuniversität.

La création de la commission intervient suite à la relance de la controverse sur les éventuels restes du passage des nazis dans les murs de l’Université de Strasbourg. Elle s’inscrit également dans le sillage de différents travaux de recherche et de mémoire visant à faire la lumière sur les crimes commis par les nazis entre 1941 et 1944, sur leurs victimes et sur le fonctionnement de l’institution universitaire de Strasbourg sous le IIIe Reich.

Histologie : de quoi parle-t-on ?

L’histologie (du grec ancien ἱστός, « tissu », et λόγος, « discours »), autrefois appelée anatomie microscopique, est la branche de la biologie et de la médecine qui étudie les tissus biologiques. Elle se situe aux carrefours de la biologie cellulaire, de l'anatomie, de la biochimie et de la physiologie (source : Wikipédia). L’histologiste y travaille en lien étroit avec ses collègues anatomopathologistes, qui examinent les organes, les tissus ou les cellules, pour repérer et analyser des anomalies liées à une maladie.

Dans le cas, rare, de Catherine Cannet, à l’Institut médico-légal de Strasbourg, cette spécialité est dédiée à l'examen microscopique du squelette et des tissus mous putréfiés ou momifiés, dans un contexte d'anthropologie médico-légale.

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