Par Elsa Collobert
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« J'ai trouvé un refuge à l'Université de Strasbourg »

Conflit armé, menaces, pressions politiques... Voilà plusieurs années que l'Université de Strasbourg se mobilise pour offrir un refuge académique à celles et ceux contraints de quitter leur pays. Plusieurs dispositifs, qui ne cessent de s'étoffer, leur permettent de poursuivre leurs études ou leurs recherches. Rencontre avec Liudmyla Sokurenko et Anas Bahha, à l'occasion de la Journée mondiale des réfugiés, ce mardi 20 juin.

Liudmyla Sokurenko, professeure de sciences médicales, a bénéficié du programme Pause d'accueil de chercheurs en exil au sein du laboratoire ICube*

De nationalité ukrainienne, Liudmyla Sokurenko est professeure d'histologie, de cytologie et d'embryologie à l'Université médicale nationale Bogomolets de Kiev. J'y ai réalisé toutes mes études en sciences médicales, y ai obtenu mon doctorat en 2003 et y suis devenue professeure, douze ans plus tard (en 2015). C'est mon alma mater. Elle est aussi diplômée d'un master en administration publique, dans le domaine de la protection de la santé. En Ukraine, mon rôle scientifique était d'établir des méthodes pour étudier des organes contenant des tissus nerveux, au moyen de la microscopie optique et électronique.

Impliquée dans la recherche internationale en neurohistologie, elle est membre de plusieurs réseaux, dont la Federation of European Neuroscience Societies (FENS). C'est par cet intermédiaire que, lorsque l'invasion russe de l'Ukraine débute, fin février 2022, elle est rapidement informée de l'existence du programme Pause (lire encadré), et de la possibilité d'en bénéficier à Strasbourg. Ça a été un long processus de me décider à partir, et la procédure administrative a pris du temps. Mais les bombardements se sont multipliés autour de chez moi. Comme des milliers d'autres femmes, je me suis résignée à quitter le pays, avant tout pour assurer la sécurité et l'avenir de ma fille, qui a aujourd'hui 15 ans.

Un vrai voyage vers l'inconnu. Au départ, l'adaptation est difficile. Nous avons changé plusieurs fois de logement. Voilà maintenant un an que nous sommes arrivées, et depuis environ six mois, la situation est plus stable. Nous avons trouvé un logement proche du lycée de ma fille. Elle est en Première, et souhaite poursuivre ses études ici, à l'Université de Strasbourg, en médecine. Elle s'est bien adaptée, elle connaît le français maintenant et se plaît. Pour autant, la situation reste un peu incertaine, je ne dispose pas d'un contrat fixe à l'université.

Deux vies complètement différentes

Dès son arrivée, cette dernière donne l'opportunité à la chercheuse, qui souhaite s'intégrer pleinement sur le plan social et scientifique, de suivre des cours intensifs de français. C'est un rêve qui se réalise : j'avais toujours voulu apprendre cette langue, mais pendant mes études dans le système soviétique, je me suis concentrée sur l'ingénierie, les mathématiques, la médecine, etc.

Je me rends compte de la chance immense de pouvoir poursuivre mes travaux ici, sur un sujet proche de ce que je faisais en Ukraine. Nous avons rencontré beaucoup de compatriotes ici, des médecins, des dentistes, et peu parviennent à poursuivre la même activité. Au sein de l'équipe Imagerie multimodale intégrative en santé (Imis) du laboratoire ICube*, qu'elle a intégrée, elle s'implique dans plusieurs projets de recherche : le principal vise à caractériser la microstructure du cerveau humain prénatal par IRM et histologie, afin de délimiter des marqueurs d'imagerie pour les lésions cérébrales chez les fœtus porteurs de mutations génétiques. D'autres impliquent la caractérisation histologique des tissus.

Nous avons reçu un accueil très chaleureux, et rencontré ici des gens dont l'aide fut extrêmement précieuse. Les remarquables personnes de l'équipe Imis et de l'administration de l'université nous ont épaulées dans nos démarches, ce qui a grandement favorisé notre intégration. Je ne les remercierai jamais assez. Nous avons trouvé un refuge.

J'apprécie beaucoup le calme de la ville, le mélange de modernité et d'histoire. J'aime me promener à pied le long de la rivière, c'est très arboré, apaisant. Très différent de ce que je vivais en Ukraine, mais je ne veux pas comparer, ce sont deux vies complètement différentes. C'est très douloureux de penser à tout ce que nous avons laissé, notre maison, mes parents âgés et malades. Les destructions et les morts continuent chaque jour, et les nouvelles ne sont pas souvent heureuses.

Liudmyla apprécie aussi acquérir de nouvelles compétences : Certaines techniques de recherche, notamment en microscopie, sont plus avancées que chez nous. Je continue d'aider comme je peux là-bas : malgré les attaques constantes de roquettes, nous élaborons un manuel d'histologie pour les étudiants anglophones. Impossible dans l'immédiat de retourner en Ukraine. Même si ça l'était, je veux continuer de m'investir pour la recherche à l'Université de Strasbourg, qui m'a tant donné.

* Laboratoire des sciences de l'ingénieur, de l'informatique et de l'imagerie (ICube, CNRS/Unistra/Engees/Insa)

A propos du programme Pause

Mis en place en janvier 2017, le Programme national d’accueil en urgence des scientifiques en exil (Pause), a permis d'accueillir à ce jour à Strasbourg vingt chercheurs en provenance d’Ukraine, du Yémen, de Syrie, du Pakistan, du Venezuela, de Lybie, de Russie, d’Iran et du Congo. Actuellement, l'Université de Strasbourg compte une dizaine de chercheurs en exil.

20 chercheurs accueillis depuis 2017 à Strasbourg
 

Pour en bénéficier, les candidats doivent avoir le statut de doctorant ou d’enseignant-chercheur dans leur université d’origine, justifier d’une situation d’urgence et être encore dans leur pays ou l’avoir quitté depuis moins de trois ans.

En choisissant de leur venir en aide, l'université les accompagne également dans leur insertion professionnelle. En janvier 2023, Jean-Jacques Madianga, originaire du Congo, est devenu le premier docteur du programme Pause au sein de l'Unistra.

Afin de favoriser son déploiement à l’échelle locale, l’Université de Strasbourg a créé dès novembre 2017 le fonds d’aide aux unités de recherche appelé Face, destiné sur appels à candidatures à soutenir les unités de recherche dans leurs demandes.

Anas Bahha, étudiant en management, a suivi le diplôme universitaire Relier de l'Institut international d'études françaises (IIEF)

Calme et posé, Anas Bahha ne laisse rien paraître de toutes les péripéties qui l'ont mené jusqu'en France.

Aujourd'hui âgé de 29 ans, il grandit en Syrie, où il suit des études supérieures. Un parcours académique débuté en 2011, en même temps que la guerre civile : Plusieurs fois par mois, je devais rejoindre Lattaquié (sur la côte) depuis Soueïda (dans le sud-ouest), la ville de ma famille, afin de pousuivre mes études, tout en restant auprès de mes proches. Un trajet dangereux de plus de 400 km, qui coûte la vie à certains de ses amis. Aujourd'hui, je remercie Dieu d'être encore en vie, j'ai conscience de ma chance. Mes parents ont essayé de me dissuader de poursuivre mes études, mais c'était trop important. Jusqu'au bout, il souhaite rester dans son pays. J'y avais tout, ma famille, une situation, des projets...

Pour des raisons politique, sur lesquelles il ne souhaite pas s'attarder, il se retrouve en danger. Il décide finalement de partir pour l'Irak, en 2017. Au départ, je pensais que cette situation serait temporaire, pour quelques mois, au maximum un an. Son parcours d'exil le mène ensuite de l'autre côté de l'Atlantique, au Brésil, où il franchit la frontière pour demander l'asile, en Guyane française. Le statut obtenu, fatigué de vivre dans la peur et l'insécurité, il se décide à rejoindre l'Hexagone. J'ai envisagé les options, et Strasbourg m'a paru la meilleure. Aujourd'hui, je ne regrette pas mon choix de la France. J'aime ici le sourire des Français, et la possibilité de mener une vie si calme et sûre, parmi des gens gentils, amicaux et multiculturels. J'apprécie aussi le fait qu'ici, les gens puissent manifester leur désaccord.

Ne maîtrisant pas le français lorsqu'il arrive en Guyane, il s'y acclimate progressivement, grâce aux personnes qu'il rencontre et avec qui il se lie : J'ai compris que maîtriser le français était une clé pour l'intégration. Mes candidatures pour un emploi dans mon domaine étaient refusées les unes après les autres. Il ne baisse pas les bras et s'inscrit à un cours de français à l'Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa), et décroche ensuite le niveau C1, après une année de cours au sein du DU Relier. Il finit par décrocher un stage de deux semaines, au sein d'une PME colmarienne.

Débrouillard, Anas travaille depuis ses 15 ans : D'abord des petits boulots dans le bâtiment, l'agriculture, comme serveur, c'est très courant en Syrie. A la fin de ses études, avec un ami, il lance un commerce de pâtisserie. Une fois en Irak, il est embauché par une grande banque privée et gravit les échelons, jusqu'à devenir analyste financier. J'ai toujours aimé les chiffres, c'est mon langage. Je me suis formé à la comptabilité pendant mes études. Ce qui lui permet aujourd'hui d'envisager sereinement une reprise d'études, en septembre prochain. J'avais été retenu pour réaliser une alternance entre le Centre national des arts et métiers (Cnam) et le cabinet KPMG. Mais finalement, à force de persuasion, il convainc l'EM Strasbourg, où sa candidature a d'abord été refusée, de lui organiser des épreuves individuelles pour justifier de son niveau... et il est finalement retenu en master Finance et audit ! J'ai choisi ce parcours, qui je pense me conviendra mieux, dans le but de faire de l'expertise comptable. Et il a déjà prévu de faire son stage de fin d'études chez KPMG !

Retenu en master Finance et audit à l'EM StrasbourgOuvert et sociable, il se sent aujourd'hui bien à Strasbourg, où il a tissé un réseau cosmopolite : Dès que je suis arrivé en France, j'ai souhaité m'investir comme bénévole, d'abord à la Croix-Rouge, puis chez Habitat et Humanisme, aider aux démarches administratives ou à des tâches simples, comme faire les courses. J'ai traversé des moments très difficiles dans ma vie, mais j'ai toujours trouvé la force de rester positif. Alors aujourd'hui je veux partager cela avec des gens que je peux aider ainsi. A chaque problème, il existe une solution. C'est aussi pour cette raison qu'il a accepté de témoigner sur son histoire.

Le soutien et le dévouement de l'Université de Strasbourg envers les chercheurs et les étudiants réfugiés sont admirables. Je suis convaincu que grâce à des actions comme celles-ci, nous pouvons mettre en lumière les défis auxquels nous sommes confrontés en tant que réfugiés. En partageant mon parcours, j'espère contribuer à encourager d'autres personnes à apporter leur aide et leur soutien à la cause de l'intégration des réfugiés.

En raison de la persistance du danger qui l'a poussé à quitter son pays, il lui est impossible d'y retourner actuellement. Les menaces qui existent encore rendent son retour risqué et compromettent sa sécurité. En contact régulier avec sa famille restée en Syrie, il tente de les convaincre de venir le rejoindre en France. Pour ma mère, c'est hors de question. Mais je sens que l'idée est en train de faire son chemin pour mon père, qui pourrait la convaincre.

A propos du DU Relier

Le diplôme universitaire (DU) Retour aux études par la langue et l'interculturalité des étudiants refugiés (Relier), porté par la Faculté de langues et son Institut international d’études françaises (IIEF), est réservé aux personnes en situation d’exil. Déployé à partir d’une maquette nationale depuis 2019, le DU est ouvert aux personnes qui souhaitent apprendre le français à un niveau académique et reprendre des études à l’université.
Habilité par le ministère de l’Enseignement supérieur, ce diplôme donne accès à ses étudiants aux bourses sur critères sociaux du Crous.
L'Université de Strasbourg dispose en outre d’une nouvelle procédure d’admission adaptée, adoptée en CFVU en octobre 2022 (la demande d’admission adaptée - DAA), permettant à des personnes en situation d'exil de candidater à l'université par une voie dérogatoire.

La solidarité en action à travers une campagne de levée de fonds

En 2015, l’Université de Strasbourg a été parmi les premières universités de France à proposer aux étudiants-réfugiés venus du Proche et du Moyen-Orient d’entamer, de poursuivre ou de reprendre leurs études supérieures. Elle a pour cela voté la dispense des frais d’inscription pour ces personnes et leur a offert de s’inscrire gratuitement au sein du diplôme universitaire Relier.

La même année, une collecte de dons menée par la Fondation de l’Université de Strasbourg a été lancée.

Grâce aux effets conjugués des dons et des efforts budgétaires consentis par l’université, environ 300 étudiants se sont formés au français et, parmi eux, nombreux sont ceux qui ont pu poursuivre leurs études à l’Université de Strasbourg.

Fortement sollicité par la guerre en Ukraine, le fonds pour l’accueil des étudiants et chercheurs réfugiés compte encore et toujours sur la générosité des mécènes. Les dons collectés abondent ainsi les dispositifs déployés par l’Université de Strasbourg et permettent à de nouveaux étudiants et chercheurs, forcés de fuir leur pays, de poursuivre leurs études et leurs recherches dans les meilleures conditions possibles.

75 000 € C'est la somme totale collectée depuis le premier appel à dons pour les étudiants-réfugiés venus de Syrie, en 2015, auprès de 350 donateurs. Ces dons émanent majoritairement de particuliers, dont un tiers de personnels de l’Université de Strasbourg, un tiers d’Alumni et un tiers du grand public

Mathieu Schneider, vice-président Culture, science-société et actions solidaires de l’Université de Strasbourg, et coordinateur du réseau national MEnS (Migrants dans l'enseignement supérieur)

Citation

Accueillir celles et ceux qui ont dû fuir leur pays en raison de la guerre ou parce qu’il ne leur est plus possible d’y étudier ou d’y faire de la recherche, telle est aussi la mission de notre université. Nous ne le faisons pas par charité ou par opportunisme, mais par conviction : celle que toutes celles et tous ceux qui ont les qualifications requises ont leur place dans notre université, celle que l’accès à l’enseignement supérieur est un droit, celle qu’on ne peut pas se revendiquer humaniste sans avoir la curiosité de comprendre et d’accueillir l’autre. Il est donc naturel que l’Université de Strasbourg s’associe à la journée mondiale des réfugiés et qu’elle mette en avant, à cette occasion, les parcours singuliers des centaines d’étudiants et des dizaines de chercheurs que nous avons accueillis.

Une nouvelle Mission solidarité pour l’Université de Strasbourg

Validée en Comité social d'administration d'établissement (CSAE) jeudi 11 mai dernier, la nouvelle Mission solidarité de l’Université de Strasbourg vient rassemble en une seule et même entité toutes les actions relatives à la solidarité déjà menées auparavant. Elle est la manifestation concrète du plan de solidarité déployé à l’Université à la rentrée 2022-2023. Elle a notamment pour objectifs d’accompagner les étudiants et venir en aide à ceux en situation de précarité, d'accueillir et intégrer les étudiants et chercheurs en exil (à travers le DU Relier et le Programme Pause) et d'animer la Commission de solidarité.
Il ne suffit pas de se dire solidaire ; il faut agir. Cette action, l’Université de Strasbourg l’a voulue collective et partenariale. Aussi cette année universitaire 2022-23 a-t-elle vu la mise en place d’une Commission de solidarité rassemblant, autour de l’université et du Crous, les collectivités, les associations étudiantes et caritatives, et d’un fonds de solidarité doté de 200 000 €, souligne Mathieu Schneider, vice-président Culture, science-société et actions solidaires de l’Université de Strasbourg.

La Mission solidarité se compose de trois personnels permanents et de trois services civiques et vacataires. Une assistante sociale y fera des permanences à partir de la prochaine rentrée universitaire.

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