Par Elsa Collobert
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Restes humains africains : « Ne pas gommer l'histoire, mais continuer à l’écrire »

L'Université de Strasbourg vient d'instaurer un conseil scientifique, composé de spécialistes internes et externes. Leur but : éclaircir les conditions d'acquisition de dizaines de restes humains patrimonialisés et étudier les conditions de leur restitution, suite à deux sollicitations provenant de Tanzanie et de Namibie. Ce conseil s'est réuni une première fois vendredi 23 juin.

110 restes humains provenant de l’Afrique coloniale sont conservés à ce jour dans les collections de l'Institut d'anatomie, dont 32 pièces attribuées aux tribus Wachagga et Herero, d'Afrique australe. Certains d'entre eux ont très probablement été obtenus au cours d’actes violents ou portant atteinte à la dignité humaine, en particulier pendant la période du génocide contre les Ovambanderu et les Ovaherero de 1904 – le premier du 20e siècle. L'Université de Strasbourg était alors allemande, l'Alsace ayant été annexée par le IIe Reich après la défaite de 1870, et les provinces concernées en Afrique, sous domination de l'empire wilhelmien.

Quelles ont été les conditions exactes d'acquisition de ces restes humains ? En quelle année, dans quel contexte ? C'est précisément pour faire la lumière sur ces questions qu'un conseil scientifique a été instauré par l'université. Nous sommes au tout début du processus, souligne Mathieu Schneider, vice-président Culture, science-société et actions solidaires, qui en prend l’animation. Première étape : le récolement des pièces concernées. Soit la vérification de la concordance entre les pièces existantes, leur description et les mentions dans les inventaires d'époque. Le groupe de spécialistes, dont les compétences associées couvrent tout le champ d'expertise nécessaire (anthropologie, histoire de l'Afrique, anatomie, droit, sociologie...), sera guidé dans ses travaux par l’exigence de rigueur et de transparence.

Patrimoine inaliénable

Le travail de recensement et de recoupement avec les sources (inventaires, courriers, etc.) réalisé en 1997 par Benoit Ochs, pour sa thèse, servira de précieuse base de travail. A l'origine, les collections africaines universitaires strasbourgeoises comptaient 149 pièces, issues de restes humains, acquises entre la fin du 19e et le début du 20e siècle – une datation qu'il s'agira d'affiner, précise la sociologue Elise Pape qui, alors doctorante, a poursuivi ce travail. Il est essentiel de définir un cadre méthodologique, afin d’être en capacité de répondre aux demandes en cours et de se tenir prêt en cas d'éventuelles futures demandes, complète Mathieu Schneider. Le conseil scientifique, instauré pour deux ans, prorogeables au besoin, a d'ores et déjà débuté ses travaux.

Les deux demandes reçues s'inscrivent dans un contexte législatif particulier. L'Université de Strasbourg a été sollicitée par une collectivité, la province tanzanienne de Moshi, et par une fondation, la fondation namibienne Ovambanderu and Ovaherero Genocide, afin d'établir un inventaire précis des restes humains, d'obtenir des informations et une restitution, rappelle Florence Benoit-Rohmer, professeure émérite de droit et à ce titre membre de la commission scientifique. Or, en l'état actuel du droit, aucune restitution ne peut être effectuée par un établissement public sans une loi ad hoc, car le patrimoine universitaire, relevant du domaine public, est inaliénable. Un projet de loi donnant un cadre général aux restitutions de restes humains patrimonialisés a été adopté au Sénat le 13 juin 2023 et doit passer à l’Assemblée nationale à l’automne. Les dispositions de ce texte prévoient actuellement que seule une demande émanant d'un État peut donner lieu à une restitution. Il impose aussi que les restes humains restitués aient été collectés dans des conditions portant atteinte à la dignité de la personne humaine*. Nous estimons la temporalité favorable pour lancer nos travaux, ajoute Mathieu Schneider. Jusqu'à présent, seules deux exceptions ont fait l'objet de lois ad hoc : la restitution des têtes maori à la Nouvelle-Zélande (à l'œuvre notamment : Michel Van Praët, membre de la commission Unistra) et celle de la sépulture de Saartje Baartman (la « Vénus hottentote ») à l'Afrique du Sud, en 2002. Dans tous les cas, ces restitutions ont pour finalité exclusive des rites funéraires.

Être exemplaires

Replacer ces restes humains dans le contexte de l'époque coloniale

Il convient aussi de replacer ces « restes humains patrimonialisés » (pour reprendre le terme de la loi) dans leur contexte : Ils reflètent une conception en vigueur à une époque, dans toute l'Europe, en Allemagne, mais aussi en France, en Belgique, en Angleterre... Il s'agissait alors de justifier "la grande œuvre colonisatrice" européenne, à travers les théories raciales qui se sont développées au 19e siècle, et qui ont encore largement eu cours au 20e siècle, précise l'ethnologue Roger Somé. Ces théories ont permis d'asseoir une forme de "biopouvoir" des Européens sur les Africains, ajoute sa collègue Odile Goerg, professeure émérite d'histoire de l'Afrique.

Dans ce travail, des leçons devront être tirées de l’expérience de la commission dédiée à l'histoire de la Faculté de médecine sous la Reichsuniversität Straßburg, sous occupation nazie, dont les conclusions ont été rendues il y a un an. Dans ces débats prégnants, y compris dans la sphère culturelle et muséale, nous voulons être exemplaires, reprend Mathieu Schneider. Nous estimons qu'il est de notre devoir de faire droit aux demandes qui nous sont adressées, dans le cadre de la loi, à tout le moins de les étudier. Nous souhaitons agir en toute transparence, engager le dialogue et regarder en face cette histoire douloureuse. Si elles aboutissent, ces restitutions ne doivent pas gommer cette histoire, mais permettre de continuer à l'écrire et faire progresser la connaissance, conclut Mathieu Schneider.

* Extrait du rapport du Sénat : en savoir plus

La composition du conseil scientifique

Présidence :

  • Mathieu Schneider, vice-président Culture, science-société et actions solidaires de l’Université de Strasbourg

Membres extérieurs :

  • Odile Goerg, professeure émérite d’histoire de l’Afrique, Université Paris Cité
  • Elise Pape, chercheuse en sociologie
  • Michel Van Praët, conservateur du patrimoine, ancien inspecteur général des musées de France

Membres internes à l'Université de Strasbourg :

  • Florence Benoît-Rohmer, professeure émérite de droit
  • Christian Bonah, professeur d’histoire de la médecine
  • Philippe Clavert, directeur de l’Institut d’anatomie
  • Aggée Célestin Lomo Myazhiom, maître de conférences HDR en sociologie
  • Roger Somé, professeur d’ethnologie et africaniste
  • Sébastien Soubiran, directeur du Jardin des sciences

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