Par Elsa Collobert
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120 nuances de laïcité

Promulguée le 9 décembre 1905, il y a 120 ans, la loi de séparation des Églises et de l’État est à distinguer du principe de laïcité, évoqué dans l’article 1 de la Constitution de la République française. Cette loi ne s’applique pas en Alsace-Moselle, où une forme de laïcité bien particulière, héritée de l'histoire mouvementée de la région, est en vigueur. On fait le point avec la juriste Lauren Bakir, chercheuse au laboratoire Droit, religion, entreprise et société (Dres).

La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État ne mentionne pas le principe de laïcité…

C’est vrai, il faut bien distinguer les deux éléments, qui ne se recouvrent pas : la loi de 1905 régit les relations entre l’État et les cultes, en instaurant une stricte séparation. L’article 1 de la constitution de 1958 (Ve République) instaure la laïcité comme principe d’organisation de la République.

Le principe de laïcité, tout comme la loi de 1905, garantissent trois éléments : la liberté de conscience et de religion ; l’égalité des cultes ; la neutralité de l’État, du service public et de ses agents. Le principe de laïcité a été précisé deux fois par le Conseil constitutionnel, en 2004 et 2013.

En 2015, la jurisprudence est venue rappeler que c'est le cadre juridique relatif à la liberté de religion qui s'applique aux mères d’élèves portant le foulard, lors de l'accompagnement de sorties scolaires. Dans ce cadre, elles ne sont pas considérées comme des agents publics, soumis à l'interdiction du port de signes religieux, au nom de la neutralité de l'Etat.

De ce point de vue, quelle est la spécificité de l’Alsace-Moselle ?

Contrairement à des idées reçues, ces territoires sont bien laïcs, la laïcité, principe constitutionnel, ayant vocation à s’appliquer sur tout le territoire français. Seulement, pour des raisons historiques, c’est une autre forme de laïcité, une déclinaison pourrait-on dire, qui s’y applique.

Lorsque la loi est promulguée, en 1905, l’Alsace-Moselle est rattachée à l’Allemagne, suite à la défaite de la France lors de la guerre de 1870 (elle ne redeviendra française qu’en 1918, au lendemain de la Première Guerre mondiale). Ces territoires sont donc encore régis par le Concordat d’Alsace-Moselle, signé en 1801 entre Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII, après la Révolution. Dans ce cadre, c’est un régime des cultes reconnus, leurs relations avec l’État étant davantage institutionnalisées. Pour les quatre cultes reconnus (catholique, protestant réformé, protestant luthérien et israélite), parmi les dispositions principales : les ministres des cultes sont salariés par l’État ; celui-ci intervient dans leur nomination ; ces cultes peuvent être enseignés au sein de l’école et de l’université publiques.

Ailleurs, cela ne peut être le cas : assurant « la liberté de conscience » et garantissant « le libre exercice des cultes » (article 1 de la loi de 1905), la République « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (art. 2).

On peut donc dire que la loi de 1905 constitue une forme de laïcité, sans toutefois s’y réduire. À noter que certains territoires ultramarins, comme Mayotte, appliquent aussi différemment la loi de 1905, pour des raisons historiques également.

Comment cela se traduit aujourd’hui ?

La question de l’intégration du culte musulman, afin de prendre en compte la réalité du nombre de pratiquants, s’est posée. Mais de ce point de vue, le Conseil constitutionnel instaure un statut quo : le droit n’est plus amené à évoluer sur ce point. La compatibilité du régime du droit local des cultes a également été réaffirmée par la plus haute juridiction française, en 2013.

« Faire de la laïcité une valeur ouvre la porte à des interprétations, voire à des manipulations »Au sein de l’Université de Strasbourg, la survivance de facultés de théologie atteste de cette particularité. Le droit local et la théologie y sont enseignés. Au Dres, les chercheurs étudient les déclinaisons de la laïcité dans le contexte européen, à travers la neutralité belge ou encore la laïcité à la turque, sans oublier, depuis quelques années, la thématique de la liberté d’expression, toujours au prisme de l’articulation entre droit et religion. Nous participons à former à la laïcité, dans toutes ses nuances, en abordant la complexité, à travers notamment des cas d’usages et une triple approche : historique, sociologique et juridique.

En tant que juriste, j’observe dans la sphère publique de nombreuses confusions. En ce qui me concerne, je défends la stricte lecture juridique du principe de laïcité : en faire une valeur ouvre la porte à des interprétations, voire à des manipulations. 

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