Par Océane Kientz / Lucie Kieffer
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Si j'étais... Nicolas Gogol

Série « Si j'étais » 5/6. Qui peut dire : "Je connais bien Nicolas Gogol." ? Son nom est célèbre, mais son histoire et ses œuvres sont souvent méconnues ou mal comprises. Pourtant, derrière cet écrivain se cache un personnage complexe, drôle et parfois tourmenté, qui a marqué la littérature russe d’une façon unique... Découvrez-le grâce à Victoire Feuillebois, directrice du Département d'études slaves.

Qui suis-je ?

Vaste question… pour une vaste réponse ? Je nais en 1809 à Sorotchintsy à l’époque de l’Empire russe. Je meurs en 1852. Mais qu’ai-je donc fait de ma courte vie ? Si j’étais honnête, je vous dirais de prendre exemple sur moi. À vrai dire, malgré de légères tendances pyromanes et un certain complexe d’infériorité, ma carrière est plutôt réussie. Auteur russophone à succès, figure proéminente du 19e siècle, pivot littéraire d'une génération bouleversée, je suis un écrivain important du romantisme. Mon œuvre littéraire variée, constituée de contes, de romans, de pièces de théâtre et d'autres, est très appréciée du grand public, ce qui me permet une reconnaissance très rapide. Et puis surtout, j’ai un humour inimitable.

J’écris beaucoup de pièces, parmi lesquelles Le Revizor, en 1836. Et quel succès, j’entends les rires des spectateurs et me réjouis d’avance de leur réaction à la fin. Mon comédien se tourne et déclame : « De quoi riez-vous ? C’est de vous que vous riez ! ». Ils se taisent. Ils se rendent compte de leur ridicule. Avec finesse je fais le lien entre la fiction et le réel. À bas le quatrième mur, qui sépare ordinairement la salle de la scène ! 

Puis parallèlement, des nouvelles comme Le Manteau, Le Journal d’un fou, Le Nez... J’écris sur tout mais je me débarrasse tout le temps des œuvres qui ne me plaisent finalement pas. C’est d’ailleurs ce qui rend mon étude complexe. 

Les Âmes mortes, roman que je n’ai jamais achevé, devait être mon grand chef-d'œuvre : une forme de nouvelle Divine Comédie de Dante. Une approche grotesque de l’empire et de la culture russes. D’abord, j’écris l’enfer dans un comique transcendant. Je suis satisfait. Puis vient la rédaction du paradis. Les mots ne me viennent pas. Un cauchemar. Je brûle toutes mes lignes, je réécris, puis je brûle à nouveau. Mes essais me semblent infructueux.

J’en viens à jeûner fréquemment, et si vous vous demandiez comment je suis mort, vous avez votre réponse. 

Russe ou ukrainien ?

Je suis un écrivain difficile à classer. Né sur un territoire aujourd’hui ukrainien, je vis dans l’Empire russe, comme je vous l’expliquais un peu plus tôt. Je suis donc influencé par la culture ukrainienne, néanmoins j’écris en russe : j’ai l’ambition de devenir un auteur connu sur tout le territoire. Parce que oui, nous sommes au 19e siècle, aux prémices de la littérature russe : c’est ce qu’on appelle l’âge d’or. 

Si auparavant, la littérature russe n’était qu’une copie des codes et mouvements littéraires occidentaux, grâce à moi notamment, on observe l’émergence d’une littérature russe nationale qui se concentre sur les spécificités géographiques du territoire. Mon approche consiste à mettre en valeur le folklore ukrainien, racine de mon inspiration. Par exemple, dans ma langue, on note que j’emprunte beaucoup de mots au vocabulaire spécifique ukrainien. Je suis presque hybride, si bien qu’il est difficile de retraduire l’étrangeté que l’on peut ressentir en me lisant. 

« Je ne sais pas quelle âme j'ai, russe ou ukrainienne, mais je sais que je ne donnerai jamais la présence d’un Ukrainien sur un Russe ou d’un Russe sur un Ukrainien. » Extrait d’une correspondance de Gogol en 1844

Aujourd’hui, je me retrouve au cœur d’une lutte culturelle. Je représente le mélange de deux entités que l’on veut séparer. Suis-je russe ou ukrainien ? Cette question a-t-elle un sens pour un auteur de l’Empire russe ? On pose aussi la question de mon positionnement politique : certains voient en moi un opportuniste. C’est vrai, j’étais proche du pouvoir russe. Mais d’autres rappellent les thèmes de mes travaux, mes inspirations, mon lieu de naissance. Il semblerait que je ne me sois pas prononcé en faveur d’une indépendance ukrainienne, ce pourquoi on me critique aujourd’hui. Or, j’ai brûlé, parmi d’autres, une pièce sur l’idée d’une nation ukrainienne. 

Victoire Feuillebois

Victoire Feuillebois est directrice du Département des études slaves, vice-présidente de la Maison interuniversitaire des sciences de l’Homme – Alsace (Misha). Elle est spécialisée en littérature russe et étudie les auteurs, périodes et œuvres russophones mais aussi les questions de réception des textes dans des contextes plus contemporains tels que la guerre en Ukraine. Elle s’intéresse particulièrement aux changements dans la manière d’appréhender la littérature russe au 19e siècle. 

La série si j'étais

Dans le cadre d'un atelier de vulgarisation scientifique, des étudiantes et des étudiants sont partis à la rencontre de chercheuses et de chercheurs. Objectif : rédiger un article destiné à présenter un sujet d’étude scientifique et le faire parler à la première personne du singulier.

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