Par Elsa Collobert
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L'éméritat, un « sas » vers la retraite pour les enseignants-chercheurs

A part dans le monde professionnel, le statut d'émérite permet aux enseignants-chercheurs de poursuivre une partie de leurs activités. Les contours de cette fonction, bénévole et pour partie honorifique, ont récemment été redéfinis par la loi. Explications et témoignages.

Pourquoi ?

Le statut d'émérite permet à l'enseignant-chercheur retraité de poursuivre, sous certaines conditions, une partie de ses activités. De fait, celles concernées couvrent davantage le champ de la recherche que celui de l'enseignement : direction de séminaires, participation à des jury de thèse ou d'habilitation à diriger des recherches, mener à terme des directions de thèses (entamées avant le départ à la retraite, moyennant nomination d’un co-directeur). Avantage pour les chercheurs : ne pas stopper d'un coup leurs travaux, et instaurer ainsi une continuité dans le passage de relais.

Non-cumulable avec une fonction élective, comme la direction d'un laboratoire, l'éméritat est donc essentiellement honorifique, puisqu'il est exercé à titre gracieux. L'émérite conserve l'accès à un bureau et aux machines éventuelles (ordinateurs, plateformes, paillasses pour les recherches appliquées), ainsi qu'aux ressources (ouvrages, articles en ligne, etc.).

Quel encadrement ?

L'éméritat est instauré par un décret de 1984. La fonction est bénévole ; toutefois les frais de déplacements sont couverts, soit par l'université d'origine, soit par l'université d'accueil.

Cela ne coûte pas cher à l'université, et je le considère comme un juste retour pour tout ce que l'on a donné, souligne Pascal Hintermeyer, émérite dans le domaine de la sociologie. Ce statut permet aussi de continuer à faire bénéficier de notre expérience et de notre réseau à notre établissement. Françoise Colobert, chimiste émérite, apprécie de son côté que le statut offre un départ échelonné : c'est important dans un métier passion tel que le nôtre (lire les témoignages en encadré).

Quelle procédure ?

En début d'année civile, la Direction de la recherche et de la valorisation (Direv) demande aux directions de laboratoire et aux facultés de recenser leurs émérites. C'est sur cette base que sont constitués les dossiers de renouvellement et les nouvelles demandes. Le titre est délivré par le président de l'université, sur avis de la Commission de la recherche restreinte, après sollicitation des conseils d'unités et de composantes, détaille Philippe Ruhlmann, en charge de la gestion du statut au sein de la Direv. Il est possible de déposer un dossier tout au long de l'année, même si la principale vague d'attributions a lieu en ce moment même, en juillet. Comme il y a cette première phase de sélection, très peu de demandes sont refusées.

La principale vague d'attributions a lieu en ce moment même, en juillet

Quelles sont les conditions à remplir pour devenir émérite ? Le dossier à remplir exige notamment un programme d'activité de recherche et une liste des publications récentes : le rayonnement scientifique est un critère-clé pour l'attribution du statut. Une « convention de collaborateur bénévole » est également signée par chaque émérite.

A noter que certaines fonctions – prix Nobel, médaille Fields, médaille d'or du CNRS... – confèrent de droit le titre de professeur émérite.

En chiffres

L'Unistra compte 166 émérites dans ses rangs : 80,1 % sont des hommes, et 83,7 % des professeurs d'université (96,5 % au niveau national !)
En ce qui concerne leurs disciplines d'appartenance, le domaine I (Droit, économie, gestion, sciences humaines et sociales) est en tête (64,5 %), suivi à parts presqu'égales du II (Sciences et technologies ; 19,3 %) et du III (Vie et santé ; 15,7 %). En moyenne, ils ont 72,7 ans.

Quelle durée ?

Un nouveau décret, paru en novembre 2021, porte la durée de l'éméritat à une durée maximale de cinq ans, renouvelable deux fois. Auparavant, la durée de l'éméritat était de trois ans, renouvelable jusqu'à 75 ans (au-delà de 75 ans, le titre pouvait encore être décerné à titre dérogatoire, pour un an, sans limitation de reconduction), reprend Philippe Ruhlmann. Qui précise qu' avec le nouveau décret, tout est remis à zéro : chaque demande de renouvellement est considérée comme une nouvelle demande, pour ces charges à forte valeur symbolique auxquelles certains sont très attachés.

Paroles d'émérites

« Une période de transition finalement bien utile »

« Au départ, je ne pensais pas bénéficier de ce statut. Directrice, en parallèle, de mon laboratoire, le Laboratoire de chimie moléculaire (LCM, Unistra/CNRS) pendant dix ans et du groupe de recherche Synthèse et catalyse asymétrique pendant 20 ans, j'ai commencé à lever le pied à partir de 2018, abandonnant certaines fonctions administratives. Je m'imaginais tout arrêter d'un coup lors de mon départ à la retraite.

Finalement, un concours de circonstances s'est présenté : en 2020, j'ai obtenu un financement conséquent de l'Agence nationale de la recherche (ANR) pour un projet de recherche, permettant le financement d'une thèse, et parallèlement la direction de mon école, l'École européenne de chimie, polymères et matériaux (ECPM), m'a demandé si je pouvais continuer à assurer mes fonctions de responsabilité pour les relations internationales (RI).

Demander et obtenir le statut d'émérite me permet de continuer ces deux activités : le suivi de la thèse avec mes collègues, qui sera soutenue en 2024, et la passation de relais à mon successeur aux RI. Le passage de relais pour un réseau patiemment construit pendant 18 ans nécessite de travailler en lien étroit.

Je ne compte pas prolonger le statut à l'issue de la date butoir (août 2024), une fois ces deux missions remplies.

Je me retire de mes responsabilités de façon échelonnée

Je le considère comme une chance : cela permet de bénéficier d'une période transitoire. Je me suis rendu compte que c'est une bonne chose de ne pas arrêter du jour au lendemain, de façon brutale. Lorsque j'ai arrêté ma charge d'enseignement à l'ECPM, à la rentrée 2021, je me suis sentie quelque peu déboussolée. C'est important dans les « métiers passion » comme les nôtres, où l'on donne tant à nos recherches, à notre discipline, si bien que l'on finit presque, parfois, par ne plus le considérer comme une activité professionnelle.

Aujourd'hui, je me retire de mes responsabilités de façon échelonnée, et c'est une très bonne chose de pouvoir procéder ainsi. Je me suis progressivement rendu compte que j'allais pouvoir occuper mon temps à différentes activités, et j'attends maintenant ce moment avec impatience. »

« Continuer à faire bénéficier de son expérience, sans peser de son influence »

« Je pouvais prétendre à la retraite en avril 2021, mais pour moi il était hors de question de partir du jour au lendemain, ça ressemblait trop à un poisson d'avril !

Bénéficier du statut d'émérite me permet de continuer à encadrer les thèses en cours et de participer à des jurys, dans plusieurs universités. Et de poursuivre certains travaux de recherche qui me tiennent à cœur, comme celui mené dans les Etablissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) pendant la période du Covid, avec une visée interdisciplinaire que j'ai toujours poursuivie.

Je poursuis aussi la responsabilité des échanges de chercheurs avec nos partenaires japonais, en particulier l'Université Sophia ; un marqueur identitaire fort pour l'Université de Strasbourg, et un travail de représentation pour moi.

Et je dois dire que c'est assez agréable de se concentrer sur ces activités, moi qui ai cumulé beaucoup de responsabilités, notamment administratives, comme la direction de l'Institut de sociologie, de l'école doctorale Sciences humaines et sociales et celle du laboratoire Cultures et sociétés en Europe, qui n'a cessé de grandir*.

Je pense qu'à un moment, il faut savoir arrêter, passer le relais aux jeunes. Savoir aussi se dire "je ne suis plus dans le coup". J'espère m'en rendre compte au moment opportun ! C'est déjà assez difficile pour eux, le temps d'attente à l'entrée dans la carrière s'est considérablement allongé - pour ma part, j'ai tout de même attendu sept ans avant d'être titularisé.

J'ai encore quelque chose à apporter à l'institution

Je considère toutefois que j'ai encore quelque chose à apporter à l'institution, mon expérience, mon regard, notamment dans les jurys auxquels je participe. En revanche, une fois que je cède la main sur une fonction administrative, je considère qu'il serait déplacé de continuer à interférer.

Ce statut d'émérite, c'est une chance que nous offre le milieu universitaire, que l'on n'a pas ailleurs. Je le vois comme une sorte de sas. »

* Devenu Dynamiques européennes (Dyname), il est aujourd’hui le Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (Lincs)

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