Par Marion Riegert
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Le laboratoire Lehn fête ses 60 ans : « Tant que je le peux, je continuerai ! »

Fin août, le laboratoire de Jean-Marie Lehn a célébré ses 60 ans à l’Institut de science et d’ingénierie supramoléculaires (Isis – Unistra/CNRS) de Strasbourg. L’anniversaire a rassemblé 126 anciens membres du laboratoire, sur les 460 chercheurs passés par ses couloirs depuis 1965. Retour sur son histoire avec le Nobel, pionnier de la chimie supramoléculaire.

Tout commence en 1965, après un post-doctorat aux États-Unis, Jean-Marie Lehn, de retour à Strasbourg, fonde le laboratoire qui porte son nom. Au début il n’y avait que moi ! , plaisante le Nobel, qui précise qu’à l’époque, la chimie se situait rue Goethe, dans les bâtiments qui abritent actuellement la Faculté de psychologie. 

Trois ans après sa création, en 1968, les travaux effectués avec son équipe sur la base chimique de la reconnaissance moléculaire conduisent à la réalisation sur mesure de molécules contenant une cavité, dans laquelle peut être insérée une autre espèce chimique de taille et forme appropriée. 

Le tournant du Nobel

Ces travaux, pour lesquels il obtient le prix Nobel de chimie en 1987, mènent à la définition d’un nouveau domaine, celui de la chimie supramoléculaire. Il repose sur les interactions entre molécules et non plus sur la molécule considérée comme isolée de la chimie moléculaire.

« Les choses sont devenues plus faciles ensuite »

Le prix Nobel marque un tournant dans sa carrière et pour son laboratoire. J’ai essayé de ne pas changer mon comportement, mais je reconnais que les choses sont devenues plus faciles ensuite. Plus de personnes vous contactent, mais l’avantage est qu’elles se sont souvent sélectionnées d’elles-mêmes, sourit Jean-Marie Lehn, qui évoque aussi des facilités pour obtenir des financements.

Au fil du temps, le laboratoire connait différents déménagements, de la Tour de chimie à l’Institut Le Bel d’abord, avant de poser ses valises à l’Isis de manière définitive, en 2002. Au cours des années, les thématiques de recherche s’élargissent, en englobant la catalyse et les processus de transport supramoléculaires, sans oublier la conception de composants moléculaires comme bases de l'électronique et de la photonique moléculaires. Elles s’étendent ensuite au thème de l’auto-organisation, avec la mise au point de systèmes « programmés » capables de s’assembler spontanément mais de façon contrôlée en des architectures supramoléculaires bien déterminées à partir de composants adéquats.

« Je n’ai jamais eu de lieutenants »

Comptant aujourd’hui cinq doctorants et post-doctorants, le laboratoire accueillait en moyenne de 20 à 25 personnes allant jusqu’à 13 nationalités différentes. La diversité ne date pas d’aujourd’hui !  L’un d’entre eux, Jean-Pierre Sauvage, a lui-même obtenu le prix Nobel en 2016, pour se travaux sur les moteurs moléculaires. 

Etre au plus proche de ses étudiants

Malgré sa notoriété et un agenda chargé, le chercheur a toujours souhaité être au plus proche de ses étudiants. Il faut garder la main à la pâte. Je n’ai jamais eu de lieutenants, je ne voulais pas d’intermédiaires. Même s’il concède que ce n‘était pas tout le temps facile, avec notamment des allers-retours fréquents au Collège de France, où il avait également un laboratoire. 

Durant ces 60 ans, le chercheur a connu différentes révolutions technologiques. Aujourd’hui, tout va plus vite. J’ai passé trois ans à étudier la forme d’une molécule naturelle pour ma thèse, désormais, cela pourrait se faire en quelques jours ! La communication avec les chercheurs à travers le monde est aussi beaucoup plus facile. Le développement de nouveaux instruments a joué un rôle fondamental, d’où l’importance des ingénieurs dans la recherche.

« Faire une erreur n’est pas toujours négatif »

Il observe également des évolutions dans les habitudes au sein des laboratoires. Il est devenu courant pour les doctorants de faire des stages dans d’autres labos pour acquérir des connaissances et de l’expérience, mais cela se fait souvent au détriment de l’importance des contributions à la connaissance. C’est souvent aux interfaces entre domaines que des progrès importants peuvent être réalisés.

Un conseil ? Les étudiants chinois me demandent souvent ce qu’il faut faire pour obtenir le Nobel. Je leur donne trois conseils : - ne ratez pas le train, c’est-à-dire faites attention à ce que vous n’avez pas prévu ; - ne vous engouffrez pas dans un train déjà bondé, n’allez pas dans les domaines où il y a déjà beaucoup de monde ; - pensez perpendiculaire, posez-vous des questions sur ce que vous avez appris. Faire une erreur n’est pas toujours négatif. Cela peut amener à de nouvelles découvertes, à la condition que le travail ait été effectué avec rigueur, conclut le chimiste, qui n’est pas prêt de s’arrêter de chercher… Tant que je le peux, je continuerai !

Ils sont passés par le laboratoire

Ghislaine Vantomme, 39 ans : « Une famille scientifique au-delà des frontières »

« Alors que j’étais étudiante à l’Ecole normale supérieure Cachan, j’ai assisté à une conférence de Jean-Marie Lehn au Collège de France. Ce jour-là, je suis tombée amoureuse de la chimie supramoléculaire et je lui ai écrit le soir même. J’ai ensuite intégré son laboratoire de 2010 à 2014 en tant que doctorante. À l’époque, j’étais la seule étudiante française et je travaillais sur la chimie dynamique.

Jean-Marie Lehn est très proche de ses doctorants : dans son laboratoire, il n’y a pas d’intermédiaires, seulement lui et nous. C’est exceptionnel. J’ai rédigé ma première publication scientifique à ses côtés. Il m’a appris le souci du détail, l’importance de garder l’esprit ouvert, de savoir regarder l’inattendu et de se poser les bonnes questions au bon moment. Cet apprentissage de l’excellence scientifique m’accompagne encore aujourd’hui.

Les 60 ans du laboratoire, célébrés fin août, ont été une grande retrouvaille. Revoir mes collègues a été un moment très émouvant, comme si le temps s’était arrêté. Cet anniversaire a montré que le labo Lehn est une véritable famille scientifique, au-delà des frontières et des différences culturelles.»

Tanguy Rieu, 26 ans : « Il laisse libre cours à notre créativité tout en la menant dans la bonne direction »

« Lors de mon master, j’ai suivi un cours de chimie dynamique suite auquel j’ai demandé un stage dans le laboratoire de Jean-Marie Lehn. Je n’y croyais pas vraiment mais j’ai été accepté. Ça s’est super bien passé et j’ai pu réaliser ma thèse au sein du laboratoire que je termine cette année. 

Nous sommes une petite équipe. Jean-Marie Lehn nous donne un cadre global au sein duquel nous avons beaucoup d’autonomie. Lorsqu’on vient avec une idée, il nous donne une perspective en plus qui la fait passer d’intéressante à novatrice. 

Il voit les choses que personne ne voit. Il laisse libre cours à notre créativité tout en la menant dans la bonne direction. Je me souviens d’un schéma sur lequel il y avait un problème mais nous n’arrivions pas à trouver lequel. Je lui ai montré, en trente secondes il m’a donné la solution. Il est proche de ses étudiants et fait confiance à ses collaborateurs. »

Un anniversaire fêté en présence d’une communauté du monde entier

Par Véronique Debord-Lazaro, directrice administrative de l’Isis

De 26 à 85 ans, fin août à l’Isis, les différentes générations qui ont connu le laboratoire Lehn se sont retrouvées dans une atmosphère à la fois conviviale et émue. Des États-Unis au Japon, de la Chine au Maroc en passant par toute l’Europe, la diversité géographique des participants illustre l’empreinte internationale du laboratoire. Tous partageaient un même sentiment : la richesse scientifique, mais aussi humaine, de leur passage dans l’univers de Jean-Marie Lehn.

L’événement s’est ouvert sur une conférence plénière du Nobel esquissant les grandes étapes de sa carrière et l’évolution des thématiques explorées au fil des décennies. Les interventions d’une vingtaine d’anciens collaborateurs ont complété ce récit en montrant la diversité des trajectoires scientifiques et professionnelles des alumni du laboratoire.

Au-delà du souvenir, l’événement a aussi permis de saluer l’engagement de Jean-Marie Lehn pour la structuration de la chimie européenne. Deux collaborateurs de longue date ont par ailleurs été distingués comme Honorary Fellows du laboratoire : Peter Gölitz, éditeur d’Angewandte Chemie et cofondateur de Chemistry – A European Journal avec Jean-Marie Lehn, et Gérard Mathis, dont les travaux communs avec le laboratoire ont conduit au développement de cryptates de terres rares qui servent de marqueurs fluorescents dans diverses applications.

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