Par Marion Riegert
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David Le Breton : « Je laisse ouverte la respiration du monde »

Après 50 ans de carrière, David Le Breton, sociologue et anthropologue à l'Université de Strasbourg, que l’on ne présente plus, prend sa retraite. Mais pas question de quitter la recherche pour ce passionné, qui a mis l’anthropologie du corps sur le devant de la scène.

David Le Breton grandit au Mans dans un milieu ouvrier. Baccalauréat en poche, il se tourne vers la sociologie, la psychologie et la linguistique à l’Université de Tours. J’ai répondu à une remarque de l’anthropologue Margaret Mead qui disait qu’un étudiant mal dans sa peau faisait des études de psychologie, mal dans sa société il faisait des études de sociologie, et mal à la fois dans sa peau et sa société, il faisait de l’anthropologie, sourit le sociologue rapidement déçu par le militantisme marxiste qui marque l’enseignement de la discipline à l’Université de Tours.

Une rencontre va changer sa vie. Celle du sociologue Jean Duvignaud avec qui il décide de faire sa thèse. Mais quelques mois avant son début, David Le Breton s’envole pour le Brésil, un pays en pleine dictature qui le fascine. J’étais une sorte d’anthropologue sur Mars, je ne comprenais pas le monde qui m’entourait. Je ne me supportais plus. Je partais pour ne plus revenir. Après un tour du pays à pied et en stop durant lequel il écrit tous les jours, il finit tout de même par rentrer.

De retour, il prend la décision de vivre et de devenir un sociologue engagé mais sans militantisme. Militer, c’est limiter, précise l’anthropologue qui voit son travail comme une manière d’illimiter le monde : Montrer que l’on n’est jamais prisonnier de nos manières d’être, de notre culture. » Et ce, sans être le disciple de personne. « Je prône l’indépendance de pensée et le souci de l’infinie complexité du monde.

Je suis sorti des conduites à risque

Thèse sur le corps et la domination en poche, David Le Breton effectue un Diplôme d'études supérieures spécialisées de psychopathologie et soutient sa thèse de doctorat d’Etat. Il part également enseigner la sociologie au Mozambique. S’ensuit un parcours compliqué en France où la sociologie du corps est alors peu reconnue, le corps étant considéré comme relevant de la biologie. Je gagnais ma vie en donnant des cours d’anthropologie dans les écoles d’infirmières, de cadres, de travail social notamment.

Il faut attendre 1989 pour qu’il soit nommé maitre de conférences à Strasbourg, puis très vite il devient professeur à Nanterre avant de revenir à Strasbourg en 1995, ville qu’il aime et ne quittera plus et qui lui apporte une certaine stabilité.

Chaque sujet auquel il s’intéresse relève pour lui d'une nécessité intérieure, une volonté d’interroger des pratiques qui me mettent à mal, me gênent... A l’image de ses travaux sur le risque. Je suis sorti des conduites à risque, j’ai vu disparaitre des amis à travers la drogue, j’avais envie de comprendre. J’ai écrit en quelque sorte le livre que j’aurais voulu lire à mes 16/17 ans et qui m’aurait éclairé sur mes "jeux" de l’époque.

Visage, rire, voix, douleur, corps, souffrances adolescentes, prélèvements et transplantations d’organes et de tissus… Je me suis retrouvé emporté dans beaucoup de débats de société. David Le Breton propose notamment une approche anthropologique de la douleur. Une douleur subie, torture, accident… fait mal, tandis qu’une douleur choisie, en sport, un tatouage… provoque une souffrance a minima.

Pas de sociologie sans curiosité

Au début des années 2000, il est invité à Avignon par un ami performeur, Lukas Zpira, qui pratique la suspension avec des crochets. Au début du débat des personnes étaient horrifiées. Lukas s’est tourné vers moi, il a dit avec le sourire : "C’est ce que David écrit, je ressens la douleur mais pas la souffrance." C’est le plus bel hommage que j’ai reçu.

Autre passion de notre sociologue nommé il y a quinze ans à l’Institut universitaire de France : l’enseignement. Je me suis considéré comme le compagnon de route des étudiants. La transmission est pour moi fondamentale, c’est ce qui me manquera le plus. Un conseil ? Je vois disparaitre la culture générale avec l’usage d’internet. Ceux qui réussiront sont ceux qui lisent, qui voyagent qui vont au cinéma… On ne fait pas de sociologie sans curiosité.

Même à la retraite l’anthropologue va poursuivre ses travaux et a déjà un agenda bien rempli. Point de conclusion à sa carrière pour le moment, à l’image de la quarantaine de livres qu’il a publiés. Je ne conclus jamais, je laisse ouverte la respiration du monde. Ce n’est pas moi qui ai le dernier mot, je veux comprendre, m’approcher de l’objet tout en sachant qu’il m’échappe.

Un colloque en guise d’hommage

Le colloque international pluridisciplinaire en sciences humaines et sociales « Corps, identité(s) et sociétés », s’adossant sur les travaux de David Le Breton, vise à explorer les corps et leurs ancrages dans les sociétés, les pratiques « traditionnelles » et leurs adaptations, les systèmes de pensée et les croyances, les imaginaires et les expériences corporelles, les métamorphoses et les mutations techno-scientifiques, les interactions et les usages sociaux, les soins et les arts, les enjeux éthiques et les libertés, les vulnérabilités et les déficiences, les reconfigurations et les ajustements, etc.

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