« Les enjeux de l’élection du Pape reflètent l’état de notre monde »
Le conclave qui désignera le successeur du pape François, décédé en avril, débute ce mercredi 7 mai. Quel rôle joue le chef de file de l’Église catholique, pourquoi est-il élu et quels sont les enjeux de ce choix ? Décryptage avec Thibault Joubert, maître de conférences en droit canonique à la Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg, qui nous livre aussi quelques anecdotes !
Pouvez-vous nous rappeler qui est le Pape et son rôle ?
C’est d’abord l’évêque de la ville de Rome, lieu du martyre des saints Pierre et Paul, et centre du monde à l’aube du christianisme. À ce titre, il exerce un rôle d’unité sur le monde catholique, l’Église de Rome primant sur toutes les autres, « dans la charité » selon l’expression antique : le Pape tire donc d’abord son autorité d’une raison religieuse. Mais au fil du premier millénaire et jusqu’à aujourd’hui, sa figure ne cesse d’évoluer. Ainsi, au milieu du Moyen Âge, on passe d’une primauté de l’Église de Rome à celle de la personne du pape, dans le contexte de l’émergence des monarchies nationales.
En tant que chef d’État (du Vatican) et chef de l’Église catholique, on peut aujourd’hui dire que le Pape exerce un pouvoir politique, mais un peu décalé, au-dessus de la mêlée, qu’on peut rapprocher d’un soft power. Dans la guerre en Ukraine, il cherche ainsi à dialoguer avec toutes les parties.
Le Pape a de tout temps été élu : pourquoi ce choix qui dénote, dans une Europe où domine alors la monarchie héréditaire ?
C’est un héritage direct de l’Église du premier millénaire, résultant d’une modalité à la fois spirituelle et politique. Dans la Bible, pour remplacer Judas comme 12e apôtre, une élection a lieu, plus précisément un tirage au sort, révélant un choix divin. La deuxième influence est celle de la culture gréco-romaine, où prime la culture de l’élection pour le choix des dignitaires politiques.
Jusqu’au 11e siècle, le Pape, comme tous les évêques, est officiellement élu par le clergé local, et par le peuple qui l’acclame symboliquement. Dans le contexte de la réforme grégorienne, qui vise la liberté de l’Église des ingérences politiques par le renforcement de la hiérarchie et de la discipline morale, l’élection pontificale sera profondément réformée. À partir de 1059, seuls les cardinaux, représentant le clergé romain, pourront participer à l’élection. C’est encore le modèle aujourd’hui.
Quels sont aujourd’hui les enjeux de l’élection du prochain Pape ?
Ils sont autant spirituels que politiques. Les enjeux de l’Église catholique ne sont pas déconnectés de ceux du monde, au contraire ils en sont le reflet : qu’on en juge par la priorité que le Pape François a donné aux « périphéries », le début d’une plus grande place des femmes dans le gouvernement de l’Église ou de la prise en compte récente de l’écologie. On peut noter dans le contexte actuel de résurgence des nationalismes, un renouveau des tentatives d’influence de certains chefs d’État, qui tentent de tirer les ficelles en fonction de leurs intérêts. Cette ingérence était beaucoup plus discrète lors des précédentes élections, celles de François et Benoit XVI. À la rigueur, on pourrait risquer une comparaison avec l’élection du Polonais Jean-Paul II en 1978, symboliquement très forte dans un contexte de Guerre froide.
Vous risquerez-vous à faire un pronostic quant à la coloration politique du prochain Pape ?
Tout ce que je peux dire, c’est que ce sera un homme âgé ! Plus sérieusement, je me garderais bien d’opposer les candidats selon une grille de lecture classique, progressistes vs conservateurs.
L’enjeu pour les votants sera de sortir des jeux de pression, en gardant à l’esprit le souci de la mise en dialogue et de l’ouverture à l’altérité, dans notre contexte de pluralisme radical. Il s’agira de trouver un candidat habile, capable à la fois d’authenticité et de compromis. Il devra faire la synthèse entre les courants qui divisent le monde catholique aujourd’hui et montrer la capacité de l’Église à s’engager dans un monde traversé de fractures, et où elle est en partie décrédibilisée par les affaires d’abus, notamment pédocriminels. À noter que dans leur majorité, le collège des cardinaux électeurs a été renouvelé par le Pape François, ce qui limite les risques de changement radical de tendance.
Chiffres et dates-clés
1059 : le Pape Nicolas II limite l’élection aux seuls cardinaux (clergé de Rome)
1179 : le concile de Latran III exige la majorité des 2/3 pour qu’un pape soit élu
1274 : création du conclave. Les cardinaux sont enfermés dans un lieu clos, pour pouvoir aboutir à un résultat rapide et échapper aux pressions, suite à l’élection la plus longue de l’histoire, qui a duré pas moins de trois ans !
1492 : début de la tradition de la chapelle Sixtine comme lieu de l’élection (officiel depuis 1878)
1870 : chute des États pontificaux dans le contexte de l’unification italienne
1996 : Jean Paul II publie la constitution Universi Dominici Gregis qui règle l’organisation du conclave aujourd’hui
Qui vote ? les cardinaux de moins de 80 ans. Ils sont 133, ce qui dépasse la limite théorique de 120 posée par Paul VI en 1970.
Qui peut être élu ? N’importe quel homme catholique de plus de 18 ans. En pratique, il est peu vraisemblable que ce soit quelqu’un qui ne soit pas membre du collège des cardinaux-électeurs.
Le pape élu sera officiellement le 267e pape de l’Église catholique.
Quelques anecdotes…
- L’élection de Grégoire X (1271) s’est faite au terme de trois ans de pourparlers. Les habitants de Viterbe, excédé par la lenteur, enferment les cardinaux, réduisent leur nourriture et retirent le toit du bâtiment. Ce qui a permis d’aboutir rapidement et de créer le principe du conclave (« cum clave » qui signifie « enfermé à clé »)
- À la mort de Grégoire XI (1378), la foule romaine exige un pape italien. Sous la pression, les cardinaux élisent Urbain VI, mais regrettent rapidement leur choix en raison de son tempérament autoritaire et imprévisible. Par la suite, plusieurs cardinaux fuient et élisent un autre pape, Clément VII, à Avignon, ce qui provoquera le début du Grand Schisme d'Occident (1378–1417), avec deux (puis trois) papes rivaux pendant près de 40 ans.
- Lors du conclave après la mort de Léon XIII (1903), l’empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph fait transmettre un droit de veto contre un cardinal jugé trop progressiste. Bien que légal à l'époque, ce veto choque, et le nouveau pape Pie X abolit immédiatement ce droit par un décret.
- En 2005, lors de l’élection de Benoît XVI, la fumée censée être noire (vote non concluant) était… grise, voire blanche pour certains. Les fidèles rassemblés place Saint-Pierre ont cru à tort que le pape était élu. Depuis, le Vatican a ajouté des fumigènes chimiques colorés pour éviter toute confusion.
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