Par Elsa Collobert
Temps de lecture :

L’Alsace renaîtra-t-elle de ses cendres ?

« L’Alsace doit-elle sortir du Grand Est pour redevenir une région à part entière ? » : cette consultation, menée début 2022, a reçu une réponse largement favorable, à 92,4 %. Que cache ce résultat plébiscitaire ? Va-t-on assister au retour de l’Alsace comme entité institutionnelle régionale ? « Les Alsaciens » s’expriment-ils tous d’une même voix ? Éléments de réponse avec Arnaud Duranthon, juriste, enseignant à la Faculté de droit et à Sciences Po Strasbourg, chercheur à l’Institut de recherches Carré de Malberg, spécialiste des collectivités territoriales.

Derrière les chiffres…

Selon Frédéric Bierry, président de la Collectivité européenne d’Alsace (CEA), le résultat du scrutin est sans appel : Il s’agit d’une expression claire de l’opinion des Alsaciens, qui oblige tous les élus locaux, la représentation nationale et les autres institutions, à leur répondre de façon positive. 92,4 % des suffrages exprimés vont en effet dans le sens de la re-création d’une région Alsace, qui sortirait de fait de la « grande région » Grand Est. Sauf que derrière ces chiffres s’en cachent d’autres, rappelle Arnaud Duranthon : Qui s’est exprimé ? Essentiellement des personnes favorables à la question – presqu’une tautologie – posée... 168 456 personnes (pour 153 844 bulletins valides), soit à peine 10 % du corps électoral alsacien*.

Une consultation sans fondement juridique

La forme de consultation des électeurs choisie n’a aucun fondement juridique spécifique, rappelle encore le juriste. Il en existe pourtant, à disposition des assemblées délibérantes (conseils municipaux, régionaux, départementaux…), toujours à leur initiative : le référendum local décisionnel et la consultation des électeurs (ou « droit de pétition »)mais elles sont limitées au périmètre de leurs compétences, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, puisque seul le Parlement peut décider du découpage des collectivités.

Instrument de démocratie participative ?

Cette consultation est pourtant présentée par ses promoteurs comme un outil de démocratie participative, susceptible de répondre aux différents maux que subit notre système politique (crise de la représentation, abstention, etc.). Je ne suis pas forcément d’accord, reprend Arnaud Duranthon. Ne serait-ce que parce que l’initiative ne peut pas être suivie d’une décision aux mains de la CEA.
Selon le spécialiste des collectivités territoriales, l’effet pourrait même être contre-productif : Si le résultat de cette consultation ne réside que dans une opération de communication et que rien n’en sort concrètement sur le plan décisionnel, on court le risque de décevoir les attentes légitimes de ceux qui y ont participé, en condamnant d’avance les futures initiatives de participation. Le "à quoi bon" prévaudra, dans un contexte déjà nourri de déception des électeurs : le référendum constitutionnel européen, rejeté mais dont une grande partie a été reprise dans le Traité de Lisbonne, la consultation européenne sur le changement d’heure, qui n’a mené à rien….

Des motivations politiques

Finalement, la démarche s’inscrit davantage dans le cadre d’une manœuvre politique : une stratégie trouvée par les élus alsaciens, menés par Frédéric Bierry, pour relancer le débat sur le statut juridique accordé à l’Alsace. L’objectif est surtout de renouveler le rapport de force avec l’État. Depuis la concession faite par ce dernier avec la création de la CEA, entité administrative hybride et très imparfaite, il y a un an, le sujet était relégué loin des priorités de l’agenda politique national. Mais le sujet n’a pas trouvé sa place dans l’actualité brûlante des derniers mois : Campagne présidentielle atone, guerre en Ukraine, pouvoir d’achat, sont venus truster le débat, reléguant les questions institutionnelles au second plan…

Frustrations nées de la réforme des grandes régions

A l’origine de cet imbroglio, il y a la réforme de 2015. Celle instaurant, sous couvert de modernisation, de nouvelles "grandes régions" articulées autour de métropoles, à travers la loi de janvier 2015 rappelle Arnaud Duranthon, remontant le fil du malaise alsacien. Une réforme mal négociée de A à Z, menée tambour battant, essentiellement pour donner des gages de bonne gestion à l’UE, qui pointait alors le déficit budgétaire français. A l’époque, ni les élus locaux, ni les citoyens n’avaient été consultés, sur une réforme les concernant pourtant au premier chef. C’était oublier que les régions ne sont pas seulement des découpages administratifs ou des outils de politique économique, mais aussi des territoires à travers lesquels les gens se représentent personnellement et s’instituent socialement.

Désir d’Alsace et coquille vide

Les frustrations et le "désir d’Alsace" stimulés par la réforme de 2015 peuvent donc être considérés comme légitimes, et les élus alsaciens ont réussi leur lobbying en obtenant la concession de la création de la CEA. Concession en forme de pirouette pour l’État, puisqu’aujourd’hui l’entité n’a qu’une marge de manœuvre limitée (lire encadré).

Des disparités locales

Complexité supplémentaire, au sein même de l’Alsace, il n’existe pas d’unanimité sur le devenir de la région, entre Bas-Rhinois et Haut-Rhinois : en 2013, par exemple, dans un référendum invalidé en raison d’une trop faible participation, les Bas-Rhinois s’étaient déclarés favorables à une fusion des deux départements, les Haut-Rhinois s’y opposant. La crainte d’une mainmise de Strasbourg reste forte. En 2022 encore, c’est le Bas-Rhin qui a majoritairement voté. A suivre…

* Le vote pouvait être exprimé en ligne, à l’urne ou par correspondance

Repères

21 décembre 2021 - 15 février 2022 Consultation citoyenne sur la sortie de l’Alsace du Grand Est

2 janvier 2021 Installation de la Communauté européenne d’Alsace (CEA)

2015 Loi du 16 janvier 2015 et loi Notre (Nouvelle organisation territoriale de la République) : disparition de la région Alsace, intégrée dans la région Grand Est

2013 Référendum au sujet de la fusion des deux départements et de la création d’une collectivité unique (négatif en raison d’un taux de participation insuffisant et du vote négatif dans le Haut-Rhin)

Collectivité européenne d’Alsace (CEA) : des compétences limitées

Habiller Paul (Pàüil) sans déshabiller Jacques (Jakob). La concession accordée par l’Etat aux élus régionaux alsaciens, à travers la création de la CEA, prend la forme de la création d’une entité unique en son genre. En cela, elle constitue la première rupture d’envergure, dans l’Hexagone, d’une tradition d’uniformité et d’égalité des entités administratives décentralisées (commune, département, région). Formellement, la CEA est avant tout dotée des compétences d’un département – action sociale, collèges, voirie départementale… – telles que formulées dans le code des collectivités territoriales. Elle est issue de la fusion des deux départements alsaciens, Haut-Rhin et Bas-Rhin. Mais elle est aussi dotée de compétences spécifiques, liées à sa position transfrontalière (tourisme, coopération transfrontalière, bilinguisme). Mais finalement, nombre de ses prérogatives sont limitées, coincées entre celles de l’Eurométropole et de la Région. Ainsi, le président du Grand Est n’a perdu qu’une seule chose depuis la création de la CEA : son logo sur les plaques d’immatriculation ! sourit Arnaud Duranthon.

Les élus alsaciens n’attendent plus qu’une chose : le transfert des compétences de la Région Grand Est à la CEA. Or, pour l’État, ouvrir encore davantage la voie à la différenciation alsacienne serait périlleux, avertit Arnaud Duranthon. Un détricotage de la réforme régionale, outre l’aveu d’échec qu’il constituerait, risquerait également de faire réémerger d’autres revendications régionales, comme en Catalogne ou en Auvergne-Rhône-Alpes. Après tout, l’Alsace a pu faire valoir sa particularité transfrontalière, mais en quoi les régions lilloise ou perpignanaise ne le pourraient-elles pas aussi ? Autre risque : brouiller encore la lisibilité de l’organisation administrative de la France pour les administrés ! Or, il s’agit d’un des fondements de la démocratie : on ne participe qu’à ce qu’on (re)connaît !

Catégories

Catégories associées à l'article :

Changer d'article