La sécheresse hivernale, nouvel épisode du changement climatique
Nappe phréatique et rivières presque à sec, précipitations au plus bas... De tristes records s'accumulent cet hiver, après un été de sécheresse, et un précédent hiver déjà sec. L'Alsace ne fait pas exception, avec un impact néfaste sur la biodiversité et les activités humaines. Analyse avec Carmen de Jong, hydrologue au Laboratoire image, ville, environnement (Live, Unistra/Engees/CNRS).
Quelle est la situation en ce début mars 2023 ?
Dans le Haut-Rhin, le déficit de précipitations par rapport à la moyenne a été de l'ordre de 52 % cet hiver, juste après l'Aude et les Pyrennées-Orientales. L'écart de températures par rapport à la moyenne (1991-2020) constitue un record de France : 1,7 °C dans le Haut-Rhin et 1,5 dans le Bas-Rhin. A l'échelle nationale, le mois de février a été le 3e plus sec depuis 1959, et la période 1er-15 février est même la plus sèche depuis le début des relevés de Météo France.
Les relevés de l'Aprona (Observatoire de la nappe d'Alsace) au niveau de la station de Rossfeld et les nôtres dans les grabens (petits cours d'eau) du Grand Ried établissent que le niveau de la nappe est déjà en diminution, plus tôt que l'année 2022, qui avait déjà atteint un niveau de record bas à la mi-août.
Des précipitations sont annoncées par Météo France pour les prochains jours, mais ce ne sont pas quatre jours de pluie qui vont rattraper des semaines sans précipitations !
Ce n'est pas parce qu'il pleut un peu que les nappes vont automatiquement se remplir. Les sols doivent d'abord se réhumidifier et les plantes assouvir leurs besoins, elles émettent aussi de l'eau par évapotranspiration. Seule l'eau qui persiste peut ensuite s'infiltrer et rejoindre les nappes.
Il faut une certaine régularité pour maintenir cet équilibre. Or, c'est justement ce qui est perturbé par le changement climatique : les précipitations sont plus érratiques, les plantes débutent leur croissance plus tôt en raison de l'élévation globale des températures et la période d'irrigation dans l'agriculture est plus longue.
Quelles observations en tirez-vous ?
On note une perturbation des cycles ces dix dernières années, et une récurrence de plus en plus forte des épisodes extrêmes (périodes sans précipitation, assèchement des cours d'eau, baisse du niveau de la nappe, crues...).
Au niveau du piezomètre de Rossfeld suivi par l'Aprona, la nappe phréatique atteint un niveau critique presque chaque année depuis 2012, et ce de plus en plus tôt dans l'année.
En 2022, la nappe a été sous un niveau critique pendant un quart de l'année !
En 2022, la nappe a été sous un niveau critique pendant un quart de l'année ! Et on a atteint le niveau le plus bas le 13 août dernier, depuis le début des relevés en 1965. Malgré son approvisionnement artificiel par de l'eau du Rhin, l'Ill atteint un niveau très bas chaque été.
Le nombre de semaines sans recharge de la nappe ne cesse d'augmenter chaque année, par exemple Outre-Rhin à la station lysimètrique de Lahr, on a observé 36 semaines sans recharge dans l'année 2019. Alors bien sûr il y a des exceptions, avec par exemple des années 2013 et 2021 très humides.
étiage = baisse périodique du niveau d'un cours d'eau ; son plus bas niveau
Il est important de considérer la situation à l'échelle du bassin versant tout entier, en prenant notamment en compte l'enneigement et la pluviomètrie dans les Vosges, les débits des rivières qui sont déjà en étiage précoce et l'état de remplissage des reservoirs-barrages dans les Vosges, qui ne sont remplis qu'à 60 %.
C'est cette combinaison de facteurs qui doit être pris en compte dans leur ensemble par les décideurs publics.
Qu'est-ce que cela augure pour la suite ?
Rien de bon, car si le niveau de la nappe est déjà en baisse et qu'on ne peut pas espérer qu'elle se remplisse de façon optimale, on va très certainement vers une nouvelle sécheresse cet été. Elle risque de s'installer très tôt, dès le mois de mai. Tout le système va se retrouver en stress hydrique encore plus tôt que d'habitude...
Quelles conséquences ?
Les conséquences se répercutent sur toute la chaîne alimentaire
Elles sont d'abord sur le milieu, avec une perturbation de l'écosystème tout entier. Les poissons et les organismes aquatiques souffrent et meurent quand les grabens s'assèchent, bien souvent d'asphixie par manque d'oygène dissous. Les populations ont aussi du mal à se régénérer par récurrence des assecs, les poissons sont plus petits et moins nombreux chaque année. Les conséquences se répercutent sur toute la chaîne alimentaire, avec les oiseaux prédateurs qui en dépendent pour leur survie.
En montagne, dans les Vosges et en Forêt-Noire, les réservoirs-barrages et les lacs sont souvent utilisés pour fabriquer de la neige artificielle, compromettant de fait l'écoulement de cette eau en aval. La plupart du temps, les acteurs du tourisme bénéficient de dérogations, au nom d'enjeux économiques. Or, quand c'est la survie d'un écosystème et la sauvegarde d'un équilibre qui sont en jeu, cela ne devrait pas être le cas.
Que faudrait-il faire ?
Avec mes collègues du Live, dont l'hydroécologue Serge Dumont et ma doctorante Agnès Labarchède, nous plaidons notamment pour des restrictions de consommation d'eau plus importantes et plus précoces. Cela doit passer par une révision des seuils d'alerte. Des arrêtés sécheresses préfectoraux sont actuellement en place dans plusieurs départements – une situation inédite à cette époque de l'année : il devrait en être de même en Alsace. Les mesures devraient être plus draconiennes, avec de véritables coupures et sans plages horaires d'utilisation réglémentée. Il faudrait aussi des restrictions anticipées : en Alsace, les arrêtés sécheresses interviennent bien souvent trop tard, parfois deux mois après l'assec des cours d'eau.
Il faut repenser le modèle agricole régional
C'est aussi le modèle agricole dans la région qu'il faut repenser. L'eau est puisée dans les nappes en trop grande quantité et au plus mauvais moment, et trop près des rivières. Les travaux du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) montrent que beaucoup de rivières n'ont été à sec en 2022 qu'à cause de l'irrigation.
C'est un travail de concertation et d'accompagnement à mener sur le temps long avec les agriculteurs, pour faire évoluer le modèle de monoculture du maïs qui prévaut depuis seulement une trentaine d'années et qui a considérablement impacté les écosystèmes. Ce n'est pas une fatalité !
Un faisceau d'alertes dans le bassin rhénan
60 % des étiages les plus sévères de la Lauter ont eu lieu les 10 dernières années.
67 % des étiages les plus sévères de la Lièvrette ont eu lieu les 4 dernières années.
En 2022, le niveau de la nappe à Rossfeld est resté pendant 22 % du temps sous le niveau critique.
A la fin d'été 2022, il n'y avait que 15 km de rivières phréatiques avec un débit satisfaisant dans le Bas-Rhin, sur 107 km étudiés (données du cabinet Artélia).
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