Par Elsa Collobert
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Droit à l’avortement : « Plus un droit est récent, plus il est fragile »

Elle était attendue mais a néanmoins fait l’effet d’un séisme : la décision de la Cour suprême américaine du 24 juin 2022 annulant l’arrêt Roe vs Wade met fin de fait au droit à l’avortement, en vigueur depuis cinquante ans aux États-Unis. Catherine Haguenau-Moizard, professeure de droit public, spécialiste des droits fondamentaux, nous livre son analyse, sous une double perspective juridique et française.

L’Interruption volontaire de grossesse (IVG) est-elle désormais illégale aux Etats-Unis ?

L’arrêt Roe vs Wade garantissait aux Américaines le droit d’avorter depuis 1973. Un droit appliqué au niveau fédéral, national. Cette décision de la Cour suprême ne rend pas les IVG illégales dans le pays, mais renvoie à la situation d’avant 1973 : chaque État fédéré est désormais libre d’autoriser l’avortement ou non.

De fait, dès l’annonce de la décision de la Cour suprême, une dizaine d’entre eux* ont annoncé interdire sur leur territoire le recours à l’avortement.

Un tel recul est historique, la Cour suprême n’avait jusqu’à présent jamais révoqué un droit acquis. Cette décision étant prise par la plus haute juridiction du pays, il n’y a aucune juridiction de niveau supérieur devant laquelle cette décision pourrait être contestée.

Une décision politique derrière une décision juridique ?

Depuis 1973, le droit à l’avortement faisait l’objet d’une jurisprudence, basée sur une décision de justice et non une loi – ce que regrettent sans doute aujourd’hui amèrement les démocrates.

Dans sa décision du 24 juin 2022, la Cour suprême justifie son retour en arrière. L’arrêt Roe vs Wade ayant été rendu au nom du respect de la liberté et du droit à la vie privée, déduit du 14e amendement de la constitution américaine, tout l’enjeu est l’interprétation de cet article. Les juges actuels ont estimé que pour être légitime, un droit doit être ancré dans l’histoire américaine, ce qui ne serait pas le cas du droit à l’avortement.

On note ces dernières années la forte progression d’une lecture « originaliste » de la constitution, celle des « Pères fondateurs » de la nation américaine, au 18e siècle, par opposition à une lecture « réaliste » de ce texte. Bien évidemment, c’est tout l’art des juristes d’enrober d’arguments juridiques une décision politique. L’arrêt de la Cour suprême n’est qu’une nouvelle réplique du séisme de l’élection de Donald Trump, en 2016 : s’il n’est plus au pouvoir, les trois juges conservateurs qu’il a nommés à la Cour suprême, grâce à une succession de jeux politiques, sont encore en poste. Ils s’ajoutent aux trois juges nommés par Georges W. Bush, eux aussi conservateurs – le plus ancien, Clarence Thomas, est en place depuis plus de trente ans ! On peut s’interroger sur la pertinence de cette nomination à vie – cela n’existe pas en France, sauf dans de très rares cas, comme pour les anciens présidents de la République membres de droit du Conseil constitutionnel.

Par ailleurs, le système politique de checks and balances, imaginé pour contrôler le pouvoir du gouvernement et une possible « tyrannie de la majorité », aboutit finalement à la prise de contrôle, à des postes clés, d’une minorité régressive agissante, désormais installée, disposant à des postes clés de puissants leviers de décision et de lobbying. Rappelons qu’aux Etats-Unis, le système de grands électeurs permet à un président d’être élu avec une minorité de voix populaires. C’était le cas en 2016 pour l’élection de Donald Trump !

On aurait pu imaginer un rétablissement du droit à l’avortement au niveau fédéral par la Chambre des représentants ou le Sénat. Or, les élections de mi-mandat (en novembre prochain) ne s’annoncent pas favorables à l’obtention d’une majorité démocrate.

Qu’est-ce que cela nous dit du pays ?

Cette décision ne reflète rien de moins que les clivages du pays. Si on schématise, l’accès à l’avortement se restreint dans les États conservateurs du centre et du sud du pays, tandis que les côtes est et ouest, plus progressistes, protègent généralement ce droit au moyen d’une loi (la thématique de la santé est du ressort des Etats fédérés).

Même si les sondages laissent à penser qu’une majorité de l’opinion publique reste favorable à ce droit, on peut maintenant craindre une radicalisation des positions. De fait, la surenchère a déjà commencé. Alors que la Californie a annoncé construire des cliniques pour absorber l’afflux envisagé de femmes désormais empêchées d’avorter dans leur État, des élus pro-life battent le fer tant qu’il est chaud : annonce d’un test de grossesse systématique aux frontières, proposition d'interdire d’IVG pour les grossesses extra-utérines (pourtant non-viables) dans le Missouri... Même si cela paraît irréaliste, ce sont des indices certains de l’agenda de régression à l’œuvre.

Cela fait-il planer une menace sur d’autres droits ?

Sans aucun doute. Les droits des minorités, homosexuels, personnes transgenres, étrangers, mais aussi les droits sociaux, ceux des travailleurs, subissent déjà des attaques de toutes parts. La rhétorique républicaine est proche de celle de l’extrême-droite en Europe : notre continent est loin d’être à l’abri (lire aussi l’encadré). N’oublions pas que plus un droit est récent, plus il est fragile. Et que tous les acquis sociaux sont le résultat de luttes. Aujourd’hui la logique de celle-ci s’inverse et ce qui se passe aux Etats-Unis nous rappelle qu’aucun droit n’est gravé dans le marbre.

* Alabama, Arkansas, Dakota du Sud, Kentucky, Louisiane, Missouri, Oklahoma, Utah, Wisconsin (en date du 12 juillet 2022, source New York Times)

Et en France ?

En France, c’est la loi Veil qui dépénalise l’avortement en 1975. D’abord votée de façon provisoire pour cinq ans, elle est définitivement adoptée en 1979. « Avec un certain nombre de garanties données à une opinion publique loin d’être favorable », rappelle Catherine Haguenau-Moizard. « Par exemple, la clause de conscience des médecins, déjà existante dans le Code de la santé publique, y est rappelée. »

15,6 avortements pour 1 000 femmes de 15 à 49 ans en métropole en 2019 (Source : Vie publique)

Aujourd’hui pour protéger ce droit, président de la République comme députés évoquent une inscription dans la constitution. « Mais il faudrait déjà commencer par garantir l’application de la loi », souligne Catherine Haguenau-Moizard. Car ce droit est garanti dans les textes, et a même fait dernièrement l’objet de nouvelles avancées, notamment l’allongement du délai légal de 12 à 14 semaines. « Sauf que dans les faits, en raison notamment de cette double clause de conscience du corps médical, on se retrouve avec des départements où les femmes sont dans l’incapacité d’avorter dans le délai légal, faute de professionnels de santé disponibles. La situation est préoccupante. C’est la même chose pour le droit à l’information qui n’est pas partout garanti. »

Côté forces politiques, « nous faisons aussi face à la progression de groupes conservateurs dans nos institutions. Le Rassemblement national dispose par exemple pour la première fois un groupe à l’assemblée. On ne peut pas exclure qu’ils reviennent un jour sur ce droit en cas d’obtention d’une majorité ».

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