« Les nudges jouent sur les biais cognitifs pour faire changer nos habitudes »
Alléger nos factures d'eau ou d'électricité, ménager notre sécurité et notre santé, optimiser la dépense publique, favoriser des choix écoresponsables… Les « nudges », ces petites incitations sous forme de coups de pouce, sont depuis une dizaine d'années un outil supplémentaire dans la manche des pouvoirs publics. A quels ressorts font-ils appel ? Quels sont leurs bénéfices ? Leur travers et leurs limites ? Philippe Nanopoulos, enseignant à l’EM Strasbourg, nous éclaire.
Mouches pour urinoir, playlist de douche...
Un des nudges les plus célèbres, c’est celui de l’aéroport d’Amsterdam. Il consistait tout simplement à coller un sticker de mouche au fond des toilettes des hommes, pour que ceux-ci orientent mieux leur jet d’urine… Et ça marche, puisque leurs factures de nettoyage auraient diminué de 80 % !
Ensuite, les nudges se déclinent quasiment à l’infini : un dessin sur le passage clouté pour inciter les automobilistes à ralentir, des marches musicales pour engager à emprunter l’escalier plutôt que l’escalator…
Ces nudges fonctionnent comme des alternatives à des outils répressifs ou des campagnes d’informations, qui ont apporté la preuve de leurs limites.
Ainsi, le BIT britannique (Behavioural Insight Team, pour "équipe d'analyse comportementale") est le premier à avoir mis en évidence que les contraventions étaient davantage acquittées si elles étaient adressées nommément au contribuable. L'un des biais cognitifs étant l'aversion à la perte, mettre en avant une potentielle perte d’argent si l’on ne baisse pas son chauffage sera plus efficace que d’interpeller sur les économies réalisées.
Autre technique ayant fait ses preuves, le recours à la « gamification », comme l'usage d'une playlist chronométrée pour réduire le temps passé sous la douche.
De Superman à Homer Simpson
A l'origine des nudges : les sciences comportementales. Basées sur la psychologie, celles-ci trouvent leurs origines dans le monde anglo-saxon, et plus spécifiquement aux Etats-Unis, dans les années 1950
, explique Philippe Nanopoulos, lui-même spécialisé en marketing.
Psychologie, psychologie cognitive, théorie de la prise de décision, économie... On est à la croisée de plusieurs disciplines.
Dans le marketing hier, les applications sont aujourd’hui multiples : la finance comportementale, l’engagement des élèves et étudiants en enseignement, le management d'équipes, etc.
Le champ de l’économie a été l’un des premiers à être bouleversé par ces nouvelles approches : l’économie comportementale vient battre en brèche l’idée des classiques et néo-classiques d’un homo economicus parfaitement rationnel, guidé par la maximisation de son utilité personnelle et insensible à son environnement. Basiquement, on est passé de Superman à Homer Simpson, selon Eric Singler (directeur de la BVA Nudge Unit)
.
Une infinité de biais cognitifs
Il existe plus d'une centaine de biais cognitifs. Eric Singler en distingue six grandes familles : irrationnalité et appel à l'intuition, raccourcis mentaux, influence des émotions (et en particulier négatives), des normes sociales, des habitudes et du contexte. Il met aussi en avant l'idée que nous sommes architectes de nos choix.
Derrière tous ces comportements a priori irrationnels, il y a une forme de logique, nous dit-il.
Dualité de la prise de décision
Daniel Kahneman, économiste, met en évidence les deux systèmes de pensée qui nous gouvernent. L'un est inconscient, l'autre conscient. Alors que le premier débouche sur une prise de décision rapide, automatique, faisant appel aux stéréotypes, remontant aux origines d’Homo sapiens, le second est plus lent, conscient et complexe. Le système inconscient préside 90 % de nos décisions. Logiquement, les nudges vont chercher à agir sur celui-ci.
Deux Prix Nobel
Les nudges, c’est sérieux ! Leur théorisation a donné deux prix Nobel.
Le terme de « nudge » est popularisé à partir de 2008
Le créateur de la théorie de la décision, avec un article fondateur en 1979, « La théorie du prospect », c’est Daniel Kahneman (Prix Nobel d’économie 2002). Ensuite, Richard Thaler (Nobel 2017) et Cass Sunstein, économiste et juriste, inventent le terme de « nudge » et le popularisent à partir de 2008.
Les nudges et leurs limites
Que répondre à ceux qui comparent les nudges à de la manipulation mentale ?
Les fondateurs de la théorie, se définissant comme « paternalistes libertaires », vont arguer qu'in fine, les personnes ont toujours le choix. Celui-ci est orienté, mais pas imposé. Poser la question de la bonne décision amène la réflexion vers les sphères de l'éthique, voire de la philosophie ! Il est certain que pour les pouvoirs publics (lire encadré), il est plus facile de reprendre cet argument que d’invoquer le marketing pour se justifier
.
Une chose est sûre : un bon nudge se conçoit à l’aide d’un travail d’observation, d’enquête, la conduite d’entretiens qualitatifs et l’étude des freins et barrières. C’est à cette condition que le changement d'habitude s'inscrira dans la durée.
Du bon usage des nudges par la puissance publique
Le nudge, c’est mettre à bon escient les biais cognitifs qui nous gouvernent, pour orienter de manière douce les individus vers la bonne décision, celle qui sert le bien public, la santé, l’environnement.Le nudge, c'est le petit coup de pouce pas cher
Même si les premières applications ont touché au champ du marketing, ces dernières années, les pouvoirs publics ont réalisé leur intérêt. En plus d'être efficace, un bon nudge ne doit pas coûter cher - message écrit, image, dessin, simple symbole. Le nudge, c'est le petit coup de pouce, de coude, pas cher.
Leur usage par la puissance publique s’est surtout démocratisé à partir du milieu des années 2010. Les premiers à utiliser le nudge comme outil de l'action publique, ce sont les Britanniques : le gouvernement du conservateur Cameron crée dès 2010 une unité dédiée, le BIT (Behavioural Insight Team). L'Union européenne leur emboite le pas, en 2014, le gouvernement Obama l'année suivante. En France, une première expérience est menée dès 2013. C’est d’abord l'institut de sondage privé BVA (dont Eric Singler est directeur) qui popularise les nudges. La « start-up nation » de Macron s’en saisit dès son premier mandat, avec la création de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), et son équipe Sciences comportementales.
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