Par Elsa Collobert
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A l'aveugle... j'ai testé pour vous le dîner dans le noir

A l'occasion de la Semaine européenne pour l'emploi des personnes handicapées (SEEPH), la Direction des ressources humaines (DRH) et la vice-présidence Ressources humaines et dialogue social de l'université ont pour la première fois proposé à quarante de leurs personnels un dîner dans le noir. Objectif : les sensibiliser au handicap visuel, grâce à cette expérience 100 % immersive et sensitive. Je me suis glissée parmi les convives au Hilton de Strasbourg...

Il est 19 h 30, mardi 21 novembre. A la queue leu leu, nous tenant par les épaules, notre groupe de huit personnes est prêt à entrer dans la salle du restaurant Dans le noir ?, à l'hôtel Hilton de Strasbourg.

Passés les épais rideaux, première surprise : nous sommes complètement plongés dans le noir. Plus aucune lumière ne filtre. Téléphones, montres... On nous a, au préalable, demandé de laisser au vestiaire tout objet pouvant émettre de la lumière, pour ne pas perturber l'expérience. Impossible de jeter un œil sous un bandeau dans une pièce éclairée, il va falloir vivre l'expérience à fond !

La sensation prédominante est celle d'un étouffement, presque d'une oppression. Mais au fur et à mesure que nous nous plongeons dans l'ambiance, que nous prenons nos marques en baladant nos mains autour de nous – serviette ok, fourchette et couteau ok, verre ok – je retrouve un peu mon calme.

Temps d'adaptation

Les repères chamboulés, il faut s'en trouver de nouveaux. Heureusement, la table est large. Je craignais de faire tomber une bouteille d'un geste brusque, mais c'est finalement d'une autre maladresse dont je suis victime : malgré les conseils avisés de Taha, notre serveur, je ne m'arrête pas à temps de verser de l'eau dans mon verre et innonde la nappe et mon pantalon... Réapprendre des gestes quotidiens privé d'un sens demande un certain temps d'adaptation !

Discrètement directif, Taha Festali est à la fois notre serveur et notre guide ce soir : il est aveugle, tout comme le sont les quatre autres serveurs du restaurant (aveugles ou malvoyants – l'autre partie de la salle est prise en charge par Diabel Seck). C'est lui qui nous a guidés à notre table, nous ramène nos plats et nos verres de vin, n'hésitant pas à saisir notre main pour nous indiquer l'emplacement de la bouteille ou de la corbeille de pain.

Avec mes voisines de tables, nous nous questionnons : comment va-t-on concrètement faire pour manger ? Faut-il planter sa fourchette, racler son assiette ? Comment être aussi habile avec un couteau qu'en plein jour ? Un constat s'impose : on va s'aider des doigts pour appréhender le contenu de son assiette ! Je comprends mieux pourquoi on m'a demandé si je souhaitais me laver les mains à l'entrée dans la salle. Penchée sur mon assiette pour éviter que le contenu de ma fourchette ne finisse sur mes genoux, je prie intérieurement pour qu'il n'y ait pas de caméra infrarouge immortalisant la scène... Croquant des fèves edamame, fondant de la purée, surprise des chips de... ? (goût indéfinissable qui s'avérera être du bretzel)... L'assiette est une farandole de goûts et de sensations, pour une expérience gustative augmentée !

De l'importance de la communication non verbale

On se rend rapidement compte que privé de la vue, nos autres sensations sont décuplées – le brouhaha et les rires résonnent à nos oreilles, il faut davantage se concentrer pour suivre les conversations, on parle plus fort. L'odorat est aussi en alerte : le fumet dans la salle nous apprend qu'après l'entrée, le plat sera du poisson !

Autour de notre table, la conversation tourne autour de l'importance de la communication non-verbale, qui compte pour plus de 70 % dans la perception d'un message. J'en ai justement une illustration concrète : après quelques mots échangés avec le serveur, je poursuis la conversation, mais face au silence je me rends compte que celui-ci est... parti !

De plus en plus à l'aise pour me servir un verre d'eau, je décide de mettre à l'épreuve mes nouvelles compétences et, enhardie, propose même une tournée générale ! J'ai l'impression d'être davantage à l'écoute de mes sensations : comme on ne voit pas le plat et qu'on mange plus lentement, j'arrive plus vite à satiété. Avec mes voisines, on se demande aussi s'il vaut mieux garder les yeux ouverts ou fermés. Avec, pour la deuxième option, le risque d'avoir envie d'être dans son lit plutôt que dans une salle de restaurant...

Mais ce n'est pas le moment de dormir, à peine le dessert avalé – très sucré et acidulé – nous retrouvons la lumière pour un débriefing du dîner. Guidés par Elodie Houillon, la coordinatrice du restaurant, nous découvrons enfin avec nos yeux à quoi ressemblaient nos plats. Globalement, mes papilles ne m'ont pas trompée, même si j'ai quelques petites surprises en découvrant notamment que la purée de panais était du céleri ou le riesling un chablis. Heureux d'avoir recouvré la vue, nous rentrons chez nous avec une vision nouvelle sur le handicap (lire encadré), avec pour certains de petites taches maculant les vêtements en guise de souvenir bien visible !

Emploi des personnes en situation de handicap : une semaine de sensibilisation

Expériences immersives, tables-rondes, conférences, ateliers, campagne de dépistage du diabète... Un riche programme est déployé à l'Unistra pour la deuxième année, à l'occasion de la Semaine européenne pour l'emploi des personnes handicapées (SEEPH).

Laetitia Felder et Corinne Bornert, de la Direction des ressources humaines (DRH), organisatrices de la SEEPH, indiquent qu’environ 200 personnes ont fait connaître leur situation de handicap au Réseau handicap et travail. Elles pensent toutefois qu’un certain nombre sont réticentes à se déclarer. Peur d'un changement de perception de la part des collègues, que cela freine la carrière... Les barrières sont nombreuses et tenaces. Nous organisons cette semaine justement pour chercher à faire tomber les freins à l’emploi des personnes en situation de handicap, et changer le regard des collègues, des responsables… Les avantages à se déclarer sont aussi réels, notamment grâce à la convention signée avec le Fonds d’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHFP).

La SEEPH se poursuit jusqu'au vendredi 24 novembre. Des formations (« Manager une personne en situation de handicap », « L’accompagnement des personnels et/ou des étudiants en situation de handicap ») sont aussi proposées au fil de l'année.

Retours d'expérience

Instructif, enrichissant, déroutant, une grande expérience d'humilité ou même de vulnérabilité : la majorité des personnes interrogées à l'issue de l'expérience l'ont appréciée et en retirent des enseignements.

On comprend mieux les challenges quotidiens que relèvent les non-voyants, et on prend conscience de leurs grandes capacités de mémorisation et d'adaptation, estime Marion Piazza (EM Strasbourg). Mélanie Fonseca (EM Strasbourg) a réalisé à quel point nous comptons sur les signaux visuels au quotidien.

La grande délicatesse et dextérité des serveurs ont été soulignés par de nombreux convives.

La question même du handicap a été au cœur des discussions à la table de Barbara Bilger (Institut national supérieur du professorat et de l'éducation-Inspé) : A l'unanimité nous avons conclu que la perte de la vue est le plus handicapant.

Nombreuses sont les personnes qui envisagent désormais le handicap différemment dans leur quotidien, un monde prévu pour les voyants (Nathalie Perrusson, Interface de recherche fondamentale et appliquée en cancérologie-Irfac). C'est une expérience à laquelle je repenserai souvent à l'avenir (Elisabeth Fuchs, Faculté de médecine, maïeutique et sciences de la santé). Je croise régulièrement dans les transports en commun des personnes atteintes de cécité et qui parfois demandent leur chemin ; je pense avoir mieux compris l'importance de m'adresser à la personne clairement, sans tourner la tête et de proposer une aide plus concrète au besoin, souligne Mélanie Fonseca.

Même si plusieurs personnes rappellent être conscientes de la brièveté de l'expérience : Cela nous a permis de découvrir une infime partie du quotidien des personnes non voyantes (Marjorie Rougier, Inspé) ; J'ai vécu juste le moment d'un dîner ce qu'eux vivent en permanence au quotidien (Miguel Monlouis, Faculté des langues).

Alors que pour certains le sens du goût se trouve exacerbé, le fait de ne pas voir ce que l'on mange enlève une partie du plaisir de manger, estime Nathalie Hirsch (Télécom physique Strasbourg). Même si, pour sa part, Christine Kretz (Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire-IGBMC) considère que c'est de ne pas voir le soleil et les couleurs changeantes de la nature qui me parait le plus terrible, davantage que ne pas voir ce que l'on mange.

Une expérience à recommander, conclut Barbara Bilger.

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