Par Marion Riegert
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Anna Karetnikova, parcours d’une réfugiée politique russe

Exilée en France depuis janvier 2023, Anna Karetnikova a donné une conférence mardi 19 mars au Collège doctoral européen sur le thème « Prison russe et dignité humaine » organisée par le Département d’études slaves. Rencontre avec cette militante des droits de l’homme et écrivaine qui a travaillé au Service pénitentiaire fédéral à Moscou en tant qu'analyste principale, essayant d'améliorer le système de l'intérieur.

Assise sur un fauteuil de la nouvelle bibliothèque des langues au Portique, voix douce et posée, Anna Karetnikova nous raconte son parcours en russe, traduit par Riva Evstiffeva, enseignante russe au Département d’études slaves. Nous nous sommes rencontrées via des amis communs sur les réseaux sociaux lorsqu’elle était dans un centre de réfugiés dans les Ardennes et sommes devenues amies, rapporte l’enseignante.

Juriste de formation, Anna Karetnikova travaille dans plusieurs médias russes avant de rejoindre l’ONG Mémorial, une association russe visant à protéger les droits humains qui étudie notamment les crimes du régime soviétique. C'était en 2004 après le début de la guerre en Tchétchénie. Je travaillais à la défense des droits des Tchétchènes et des Ingouches.

L’Etat était de plus en plus répressif

En 2008, une commission de surveillance des conditions de détention des prisonniers est créée. Dans ce cadre, j’ai été envoyée par l’association Mémorial dans les prisons. Elle travaille alors dans neuf centres de « détention provisoire » de Moscou dans lesquels les détenus sont en attente d’un jugement. J’étais chargée d’observer et de signaler les problèmes de nourriture, de santé ou de corruption côté employés ou détenus.

Ils ont reconnu mon travail et le fait que j’étais parvenue à instaurer un dialogue avec les détenus

En 2016, changement d’ambiance, progressivement les personnes les plus actives, journalistes, défenseurs des droits de l’homme, sont expulsées de la commission. Anna Karetnikova est contrainte elle-même de la quitter. En parallèle, elle est contactée par les services pénitentiaires pour poursuivre son activité sous la houlette de l’Etat. Ils ont reconnu mon travail et le fait que j’étais parvenue à instaurer un dialogue avec les détenus.

Mais le climat continue lentement de se dégrader dans le pays. L’Etat était de plus en plus répressif. Anna Karetnikova rapporte alors régulièrement ses observations sur les réseaux sociaux. De ces posts, l’association Mémorial fait un livre Marchrout, (Itinéraire) sur le travail au sein du système pénitentiaire*.

Interrogée et menacée

En 2021, l’ouvrage est interdit dans les prisons. C’est la première fois que je me suis sentie en danger. Pour ne pas créer de conflit d’intérêt, elle décide de quitter l’association Mémorial dont la dissolution est ordonnée par la Cour suprême de Russie. Mais rien n’y fait.

Début janvier 2023, j’ai été soumise à un interrogatoire et menacée par le service interne des services pénitentiaires. Le lendemain, Anna Karetnikova est licenciée. Je suis partie le même jour. D’abord en Biélorussie puis en France où elle obtient l'asile politique. J’avais étudié le français à l’école, mais je n’avais jamais vu le pays, je voulais être sûre qu’il existe, plaisante la juriste qui n’a pas perdu son sens de l’humour.

L’aspect le plus choquant a été pour moi la difficulté d’obtenir de l’aide médicale pour les détenus

Qu’est-ce qui vous a marqué durant ces années ? Tout, répond du tac au tac notre interlocutrice. Le fait que le système a très peu changé depuis l’époque où je lisais des livres sur le Goulag. Une fois jugés, les détenus sont transférés dans les structures des anciens Goulags soviétiques, des bâtiments rudimentaires, où ils logent dans d’immenses dortoirs. L’aspect le plus choquant a été pour moi la difficulté d’obtenir de l’aide médicale pour les détenus. Je me rappelle d’épisodes positifs où j’ai réussi à faire libérer des personnes pour qu’elles soient soignées, mais toutes n’ont pas eu cette chance et certaines sont décédées en prison.

Un livre pour réformer le système pénitentiaire russe

Dans l’Hexagone, elle poursuit son travail en lien avec Mémorial. Je participe à l’examen des dossiers pour accorder le statut de détenu politique à certains prisonniers et ensuite créer une base de données qui les recense. Il faut prouver qu’ils ont été jugés en vertu de leur position contre la guerre ou pour des motifs religieux. Cela concerne quelques centaines de personnes avec de nouveaux cas chaque jour, on a du mal à suivre. La liste de Mémorial est une référence lorsqu’il y a des échanges de prisonniers entre l’Europe et la Russie.

Un rêve ? J’aimerais étudier le système pénitentiaire européen afin d’écrire un livre qui détaille la manière de réformer celui de Russie. Comme cela, si un jour la question se pose, il y aura des solutions proposées. Même si c’est après ma mort...

*Ce livre est disponible gratuitement en langue russe sur le site de l’association Mémorial.

Un cycle de conférences à la Sorbonne

A travers un cycle de trois conférences à la Sorbonne, des membres de l’ONG russe Mémorial présentent leur expérience et leur vision sur les processus politiques en cours dans la Russie contemporaine. Dans ce cadre, Anna Karetnikova interviendra le 13 mai 2024 sur le thème « La vie d’ombre de l’appareil répressif : la vie quotidienne des centres de détention provisoire. »

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