Par Elsa Collobert
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Les femmes et l’architecture : une difficile conquête

Les chercheuses Stéphanie Bouysse-Mesnage et Anne-Marie Châtelet (UR Arts, civilisation et histoire de l'Europe - Arche) font paraître coup sur coup deux ouvrages traitant de l’enseignement et de la pratique de l’architecture, et notamment de la place qu’y occupent les femmes. Croisant chiffres et parcours individuels, leurs analyses mettent en lumière la place tardive que se sont faites les femmes dans ce métier. Un héritage encore palpable aujourd’hui.

Quels sont les points de contact et de divergence de vos travaux ?

Anne-Marie Châtelet : Fruit d’un projet de recherche collectif de longue haleine, l’ouvrage Les mondes de l’enseignement de l’architecture. Elèves, enseignants et enseignantes (lire encadré) que j’ai dirigé avec Nathalie Lapeyre s’intéresse, entre autres, aux parcours de femmes étudiant et enseignant l’architecture, aux côtés de leurs homologues masculins.

Stéphanie Bouysse-Mesnage : Outre de partager certaines thématiques de départ et méthodes (dans le prolongement de ma thèse, lire encadré), nos travaux se distinguent par la période concernée : tout le 20e siècle pour Anne-Marie Châtelet ; principalement contemporaine (2000-2020) dans le cas de l’ouvrage Dynamiques de genre. La place des femmes en architecture, urbanisme et paysage que j’ai co-dirigé (avec Stéphanie Dadour, Isabelle Grudet, Anne Labroille et Elise Macaire) et qui rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu en 2021.

Pourquoi s’intéresser à la question du genre en architecture ?

A.-M. C. : Notre enjeu, en tant qu’historiens et historiennes, est d’éclairer ce qui a été, pour voir autrement ce qui est.

Notre enjeu, en tant qu’historiens et historiennes, est d’éclairer ce qui a été, pour voir autrement ce qui est.

Nous héritons d’une situation particulière, où le statut des enseignants en architecture est à cheval entre théorie et pratique, enseignement et exercice du métier. Sachant que les femmes sont entrées tardivement dans la profession, il est intéressant de comprendre quand et comment elles ont accédé aux études, d’autant que la féminisation de l’enseignement est une des dynamiques contemporaines marquantes.

S. B.-M. : Il nous a semblé important d’avancer dans la compréhension des dynamiques de genre en architecture – un sujet encore peu traité en France – et de « réactualiser » des travaux déjà menés sur cette thématique au début des années 2000. Au même titre que les femmes investissent aujourd’hui tous les métiers de l’espace – architecture, urbanisme, paysage – notre ambition a été de décloisonner les disciplines, convoquant aussi bien l’apport des études de genre que l’éclairage de professionnelles, ouverture notamment portée par Anne Labroille (architecte-urbaniste, co-fondatrice de Mémo, Mouvement pour l’équité dans la maîtrise d’œuvre) au sein du comité d’organisation du colloque. Le dialogue que nous avons instauré avec d’autres disciplines a permis de visibiliser des dynamiques de féminisation à l’œuvre dans les métiers de l’urbanisme par exemple, Lucile Biarotte (alors doctorante au Lab’Urba) scrutant l’influence d’une intégration croissante des femmes au sein d’un service d’urbanisme d’une collectivité sur la façon dont on conçoit l’espace public et fabrique la ville.

De quoi la situation actuelle est-elle l’héritage ?

A.-M. C. : Jusqu’au début du 20e siècle, le lieu principal de l’enseignement de l’architecture en France est l’Ecole nationale des Beaux-Arts, à Paris. Un environnement presqu’exclusivement masculin : jusqu’en 1968, elles ne représentent que 4,4 % des admis et il n’y a aucune enseignante ! Elles sont seulement 98 admises à la veille de la Seconde Guerre mondiale et 452 après, sur un total de 13 000 durant cette période.

Les résistances ne sont pas venues uniquement des enseignants mais, pour une bonne part, d’élèves architectes, pour préserver un entre soi masculin

La section architecture est la dernière à s’ouvrir aux femmes, après celles de peinture et de sculpture, à la toute fin du 19e siècle. Les premières à y entrer sont majoritairement issues de l’étranger, États-Unis, Russie, Europe de l’Est. Au fil du 20e siècle, des femmes obtiennent le Grand prix de Rome, en musique, en peinture, en sculpture… jamais en architecture ! Ironiquement, les résistances ne sont pas venues uniquement des enseignants, comme on pourrait le croire mais, pour une bonne part, d’élèves architectes, pour préserver un entre soi masculin.

La parité est-elle atteinte aujourd’hui ?

A.-M. C. : Si les jeunes femmes sont aujourd’hui majoritaires dans les écoles d’architecture (60 %), la parité n’est atteinte qu’au tournant des années 2000, dans la foulée des ruptures survenues après 1968. Cette féminisation s’est faite de façon très progressive dans la profession, plus tardivement que chez les avocats ou les médecins.

S. B.-M. : On ne note pas une progression parallèle des inscriptions de femmes à l’Ordre des architectes, où elles ne représentent encore qu’un tiers des effectifs, parmi lesquelles très peu de jeunes diplômées. Le fait que l’Ordre soit aujourd’hui présidé par une femme atteste toutefois d’une évolution durable des mentalités, et laisse espérer que cette prise en compte progresse dans le bon sens.

Avez-vous été confrontées à des difficultés dans vos recherches historiques ?

S. B.-M. : Il a parfois été difficile d’accéder aux archives de certaines femmes architectes, parce qu’elles ont pu juger qu’elles n’étaient pas intéressantes à conserver ; c’est une question de légitimité, dans une histoire de l’institution écrite par ses principaux représentants, masculins.

Retisser cette histoire par le fil des parcours individuels (lire encadré) est aussi riche d’enseignements sur la perception des femmes dans ce milieu, y compris par elles-mêmes. On comprend aussi en creux, parce que leurs vies professionnelle et familiale sont extrêmement imbriquées, à quel point leur contribution a pu compter dans la carrière d’architectes-hommes. Il y a encore tant d’histoires à sortir de l’ombre et à écrire.

« Dresser l’histoire d’une discipline à travers des histoires individuelles et collectives »

La parution des Mondes de l’enseignement de l’architecture… est l’aboutissement d’un ambitieux programme de recherche ANR, EnsArchi, rassemblant depuis 2019 une trentaine et chercheurs et chercheuses, issus de quatre écoles d’architecture et trois universités*. Ceux-ci ont associé des méthodes issues de la prosopographie (étude de biographies) et de la biographie pour donner un visage à celles et ceux qui ont fait vivre les écoles d’architecture durant le 20e siècle.

Architectes pionnières

Stéphanie Bouysse-Mesnage, elle aussi historienne et rattachée à l’UR Arche, adopte de la même manière une approche prosopographique et biographique dans son travail de recherche. Dans le chapitre qu’elle signe avec Nathalie Lapeyre dans l’ouvrage publié aux éditions Métispresses, elle souligne, dans la foulée de sa thèse consacrée aux femmes pionnières en architecture (soutenue en 2023, sous la direction d’Anne-Marie Châtelet) deux parcours archétypaux : Ismène Benoit, qui travailla toute sa vie avec son mari architecte au sein de leur agence de maîtrise d’œuvre ; et Françoise Gaudibert, qui développa plusieurs activités professionnelles (travail en agence, enseignement, recherche…).

* Écoles nationales supérieures d'architecture de Lille, Marseille, Nantes, Paris-Belleville ; universités de Strasbourg, Brest et Toulouse

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