Par Elsa Collobert
Temps de lecture :

Rebecca Odena : « J’écris pour exprimer ma rage »

Venue d’Haïti pour poursuivre ses études de droit en master Criminologie, Rebecca Odena continue de déployer à Strasbourg ses talents artistiques. La musique, le chant, mais surtout l’écriture de poèmes, qui lui permettent d’exprimer ses convictions féministes et son attachement à son île de naissance, entre tendresse et sentiment d’impuissance face aux crises qui la secouent.

Quand on lui demande quels auteurs l’inspirent, Rebecca Odena, 29 ans (pour encore quelques jours !) cite d’abord la jeune génération de poètes haïtiens, qui sont aussi des amis : Jean d’Amérique, Coutechève, Inema, Marie-Ange. Il y a aussi Gary Victor, Yanick Lahens, Jacques-Stéphane Alexis et Dany Laferrière, bien sûr. Tous m’ont vraiment guidée, tenue par la main.

« Des choses à exprimer »

Plus jeune, ses goûts vont plutôt vers la comtesse de Ségur. « C’est mon père qui m’a encouragée et appris à lire. A 5 ans, je savais déjà lire ! » Mais plutôt qu’à la maison, c’est à la bibliothèque qu'elle dévore tout ce qui lui « tombe sous la main » ! « En classe de CE1, je me rappelle que je plagiais certains poèmes, c’était plutôt maladroit. » Mais formateur. La bascule a surtout lieu au lycée, avec la découverte des classiques, comme Le Cid de Corneille, Verlaine, Victor Hugo et l’Haïtien René Philoctète. « L’adolescente que j’étais avait beaucoup de choses à exprimer. » Ces lectures, conjuguées à l‘atelier d’écriture du grand écrivain Lyonel Trouillot, auquel elle participe pendant trois ans, l’aident à « trouver [s]a voix et à [s]e forger un style ». La prise de position passe notamment par l’affirmation de sa conviction de l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle a d’ailleurs consacré son mémoire de fin de licence à la problématique « du harcèlement sexuel en Haïti ».

Derrière la voix riante au téléphone, il y a la rage, et la peur. Pour sa famille, restée en Haïti. « J’écris pour exprimer tout ça, pour ne pas devenir folle. En venant en France, pour me former en criminologie, mon but était de travailler dans la police scientifique. Mon projet a toujours été de rentrer en Haïti, pour travailler pour mon pays. Aujourd’hui, je ne sais plus, je suis perdue. La situation là-bas est tellement compliquée… » La corruption et la désorganisation nées des séismes successifs font le lit de l’insécurité. « Il y a des kidnappings, des manifestations d’ouvriers réclamant un salaire minimum quotidiennement. » Le poème de Rebecca présenté ci-dessous fait référence à ces mouvements sociaux.

Thérapie

Elle voit l’écriture, qu’elle pratique souvent en groupe, comme une thérapie. « Déjà, ça me permet de m’y mettre. Seule dans mon appartement, ce serait plus difficile ! » Depuis l’année dernière, elle participe à l’atelier de création poétique de la Faculté des lettres, animé par l'enseignant Pascal Maillard. « Il y a des étudiants en lettres, mais pas seulement ! » Les masques (chirurgicaux et autres…) les ont inspirés pour monter un spectacle collectif, Mascomanie, présenté en novembre dernier, au Portique. Ce sujet a inspiré à Rebecca un texte « autour de la parole muselée des femmes au foyer ».

En plus de préparer ses examens, ainsi qu’un Diplôme universitaire en droit des entreprises en difficultés (à la Sorbonne), Rebecca aimerait se remettre plus sérieusement « à la pratique de l’alto ». Elle termine aussi un recueil de poèmes, qui devrait être publié. En Haïti, ses poèmes ont déjà été publiés, surtout en collectif et dans la presse (les cahiers du jeudi soir de l’atelier de Lyonel Trouillot). Dans un recueil collectif de récits de femmes, Ecorchées vivantes, publié autour de Martine Fidèle au Canada en 2017 et préfacé par Yanick Lahens, Rebecca donne la parole à « une jeune femme, s’adressant à la fois à elle-même et à sa mère : ‘’Pourquoi m’as-tu laissé croire que le but de ma vie était de trouver un homme ? Pourquoi tu ne m’as pas dit que je me suffisais à moi-même ?’’ Des femmes ont beau s’élever contre le patriarcat en Haïti, la société reste marquée par la tradition religieuse et la soumission de la femme ».

Elle nous partage ci-dessous l’un de ses derniers textes, écrit lors d’un vendredi après-midi d’atelier, en février 2022.

Du piment sous les pieds

Je glisse
Je te retiens

Tu glisses
Je me redresse
Mais cours,
Pour aller où ?
Ils sont partout
Comme une invasion d'insectes
Ça pique, les yeux,
Le nez, la bouche
Ils ne nous entendent pas hurler
Ils n'ont que faire de nos revendications
Pourtant, ils sont aussi fauchés que nos
mains broyées par les machines de l'usine
Pourquoi ce sont nos pieds qui glissent sur ce sol ?
Pourquoi ce sont nos larmes qui coulent dans leur sang ?
Du citron, pour atténuer les effets de ce mal qui nous enveloppe
et nous fait tourner en aveugle
Ouvrez les yeux !
Du piment, il n'y en a pas que sous mes pieds

Rebecca Odena

Avant de partir...

Avez-vous pensé à vous abonner ?
 
Pour ne rien manquer de l’actualité de l’Université de Strasbourg : abonnez-vous et recevez chaque semaine par courriel « L’essentiel » des sujets traités.
 

Catégories

Catégories associées à l'article :

Changer d'article