Par Elsa Collobert | Marion Riegert
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PUFAGE 2023, des prix qui se jouent des frontières

Pour leur 2e édition, les Prix universitaires franco-allemands Grand Est (PUFAGE) ont été remis vendredi 20 janvier. Ils récompensent dans six catégories (master, thèse, sciences humaines et sociales, etc.) les travaux et projets d'étudiants réalisés dans une perspective de coopération et d'interculturalité entre la France et l'Allemagne. Cette année a une résonance particulière, avec la célébration des 60 ans du traité de l’Élysée, asseyant en 1963 les fondements d'une amitié durable entre les deux pays voisins.

« Étudier la réalité des migrations à travers des parcours de vie »

Anja Bartel a fait de la question migratoire, envisagée à travers des récits biographiques individuels, le fil conducteur de son travail scientifique et de sa vie professionnelle. Avec sa thèse, réalisée dans une perspective comparée à l'Université de Strasbourg, elle a obtenu le 2nd prix universitaire franco-allemand Grand Est 2023 dans sa catégorie.

La naissance de mon intérêt scientifique pour les questions de migration et de refuge, je peux la retracer au visionnage d'un débat télévisé. On est en 2015, le sujet est alors sur le devant de la scène en Allemagne, le pays se mobilise pour accueillir les réfugiés. C’est dans ce contexte que la chancelière Angela Merkel a prononcé ces mots devenus célèbres « Wir schaffen das ! » (« Nous allons y arriver ! »). Engagée avec un groupe d'amis comme bénévole dans un centre d'hébergement, Anja Bartel y dispense des cours de langue.

Mes rencontres et échanges avec ces exilés m'ont fait réaliser que les arguments des politiques étaient très loin de la réalité vécue par ces personnes. Elle note en particulier une contradiction entre leur présupposée mauvaise intégration sur le marché du travail, et l'interdiction qui est faite aux demandeurs d’asile d’y accéder.

Elle réalise un mémoire de master sur le sujet, avant de poursuivre en thèse, au sein de l'Ecole doctorale Sciences humaines et sociales (ED 519) de l'Université de Strasbourg. Intitulée « Parcours de jeunes réfugiés en France et en Allemagne. Contexte politique et expérience biographique de reconstruction d'une vie en exil », elle l’a soutenue en avril dernier.

Une centaine d'entretiens

J'ai réalisé une cinquantaine d'entretiens avec des personnes en exil, essentiellement des jeunes hommes de toutes origines, en France et en Allemagne. J'ai pu remarquer que les politiques d’accueil produisent des véritables différences dans les parcours et expériences des personnes dans les deux pays. L’entrée dans la catégorie de "demandeur d’asile", par exemple, a tendance à se faire par le haut en Allemagne, tandis qu’en France, elle nécessite souvent des mobilisations de la part des personnes elles-mêmes. Cette différence se reflète même linguistiquement dans les récits. En Allemagne, des formulations passives, telles que "j’ai été transféré’", dominent. En France, mes interlocuteurs ont davantage employé des formulations actives, tels que "j’ai dû chercher".

Anja Bartel ayant choisi de privilégier les contacts personnels, via des cafés des langues, plutôt que par la voie institutionnelle pour rencontrer ses interlocuteurs, elle se retrouve confrontée à des situations qui la touchent : J’ai fait ce choix car passer par les structures (centres d'hébergement, associations...), vis-à-vis desquelles les personnes se trouvent dans une situation de dépendance, me posait un problème éthique. Mais ça n’a pas toujours été facile de gérer psychologiquement les récits, par exemple quand j'ai réalisé que le jeune Guinéen en face de moi venait de dormir pendant trois mois sous un pont juste à côté de chez moi… En complément, elle réalise une cinquantaine d'autres entretiens avec toute une palette d'acteurs du milieu, traducteurs, travailleurs sociaux, élus locaux, etc.

La perspective franco-allemande s’impose à elle : Je suivais alors un double cursus entre l'Université d'Eichstätt, petite ville de Bavière où je me suis installée en 2015, et Sciences po Rennes. On passe une année sur deux dans chaque ville. Grâce à ce programme, elle a l'opportunité de réaliser en fin de parcours un master de sociologie à l'Université de Strasbourg.

Perspectives politiste, sociologique et juridique

En intégrant ce master, j’ai fait évoluer mon approche politiste, celle des institutions, vers une perspective sociologique. Mon regard a notamment évolué lorsque j’ai découvert la méthode biographique de ma future directrice de thèse, Catherine Delcroix (chercheuse au laboratoire Lincs) : quels sont les effets des politiques publiques sur les personnes, quelles évaluations en font-elles et comment cela influence-t-il leurs parcours de vie ? Cela amène à considérer les réfugiés d’abord comme des acteurs et actrices, plutôt que comme des calculateurs froids, voire des profiteurs du système.

A cette double approche, elle ajoute aujourd’hui la dimension juridique, dans ses missions quotidiennes de co-directrice du Flüchtlingsrat* du land du Bade-Wurtemberg, à Stuttgart, qu’elle occupe depuis septembre dernier. Les trois perspectives ne s’annulent pas, elles se complètent, précise Anja Bartel, qui apprécie mettre en application des connaissances acquises pendant la thèse. En même temps, la constante nécessité de réagir dans l'urgence me fait parfois regretter ce temps de recul et de réflexivité. Peut-être que j’y reviendrai un jour. La dimension franco-allemande me manque aussi !

E. C.

* Association de défense des droits des réfugiés

Les prix franco-allemands et le palmarès

Le Prix universitaire franco-allemand Grand Est récompense les étudiants et doctorants issus des cinq universités de la région Grand Est* auteurs d'un mémoire ou d'une thèse ou porteurs d'un projet portant sur une thématique franco-allemande. La première édition, en 2022, était placée sous la figure tutélaire de l'écrivain et philosophe Charles de Villers. A l'occasion des 60 ans du traité de l'Élysée, cette seconde édition porte le nom de « Promotion Konrad Adenauer - Charles de Gaulle ».

Ce prix est le fruit d'un partenariat entre les 5 universités de la région Grand Est et le rectorat de la Région académique Grand Est, le Goethe Institut Nancy-Strasbourg, l’Université franco-allemande et la Région Grand Est.

* Université de Lorraine, Université de Strasbourg, Université de Haute-Alsace, Université de Reims Champagne-Ardenne, Université de technologie de Troyes.

Palmarès complet

Prix mémoire en Sciences humaines et sociales - Arts lettres et langues - Management - Droit (mémoires d’étudiants en master ou équivalent) :

  • 1er prix : Ophélia Hacques (Unistra) - « L'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle en droit comparé franco-allemand »
  • 2e prix : Pierre Lo Vecchio (Unistra) - « Markirch : arriver et partir. L'histoire de la mise en réseau d'un camp de concentration annexe du KL-Natzweiler marqué par des dynamiques et de fortes mobilités (mars-octobre 1944) »

Prix mémoire en Sciences et techniques - Informatique - Ingénierie (mémoires d’étudiants en master ou équivalent) :

  • 1er prix : João Victor Galvão da Mata (Unistra) - « CRYO-Track: Guiding needles on planned trajectories »

Prix de thèse franco-allemand en Sciences humaines et sociales - Arts lettres et langues - Management - Droit (doctorants) :

  • 1er prix : Frédérique Morel-Doridat (Université de Lorraine) - « Aménagement et décroissance territoriale, vers une approche transfrontalière »
  • 2e prix : Anja Bartel (Unistra) - « Parcours de jeunes réfugiés en France et en Allemagne. Contextes politiques et expériences biographiques de la reconstruction d’une vie en exil »

Prix de thèse franco-allemand en Sciences et techniques - Informatique - Ingénierie (doctorants) :

  • 1er prix : Kévin Rollet (Unistra) - « From functional study of tRNA CCA-adding enzymes toward their characterization by serial X-ray crystallography »

Projet franco-allemand :

Prix remis à tous les participants des projets récompensés.

  • 1er prix : Mélissa Poirier (Unistra) - « Fabelhaft - Fabuleux »
  • 2e prix : Florine Schack (Université de Haute-Alsace) - « Voyage franco-deutsch »

3 questions sur le traité de l’Elysée à Emmanuel Droit

A l'occasion des 60 ans du traité de l'Elysée, la seconde édition du Prix universitaire franco-allemand Grand Est (PUFAGE) porte le nom de « Promotion Konrad Adenauer - Charles de Gaulle », du nom de ses deux signataires, le 22 janvier 1963. Explications avec Emmanuel Droit, historien et directeur-adjoint du Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (Lincs – CNRS/Unistra).

Parlez-nous du traité de l’Elysée ?

Le traité vient couronner un processus de réconciliation développé dès 1945 et qui se traduit par la mise en place des premiers jumelages entre villes dans les années 1950. Il symbolise la volonté d’ancrer durablement la réconciliation franco-allemande au plus haut sommet de l’État. Dans le traité, l’intérêt des deux pays n’est pas exactement similaire, mais complémentaire. En Allemagne, il est d’abord diplomatique, la République fédérale d'Allemagne (RFA) cherchant à obtenir des garanties pour éviter que l’Allemagne ne soit réunifiée de force et devienne un état neutre et démilitarisé. Côté français, l’intérêt est géopolitique, le Général de Gaulle souhaitant arrimer la RFA à la France pour faire de l’Europe de l’ouest un espace moins soumis à la tutelle américaine, jugée hégémonique.

Qu’est-ce qu’il implique ?

Il instaure un système de consultations bilatérales unique et inédit dans le monde, du plus haut sommet de l’État aux acteurs de l’ombre. Dans ce cadre, les chefs d’État sont censés se voir deux fois par an, les ministres entre quatre et six fois et les directeurs de départements ont des rendez-vous mensuels. L’idée étant de s’écouter pour arriver à trouver une position analogue sur un certain nombre de sujets. Un travail de fond essentiel et inédit dans différents domaines comme la défense, les affaires étrangères ou encore la culture.

Est-ce que ça marche ?

L’âge d’or se situe entre 1974 et 1995, avec deux couples franco-allemands, Valéry Giscard d’Estaing-Helmut Schmidt et François Mitterrand-Helmut Kohl, qui furent les locomotives de la construction européenne. Depuis 1995, ces relations sont entrées dans une période plus difficile pour différentes raisons et notamment du fait d’un manque d’atomes crochus entre dirigeants. Mais les désaccords ne sont pas aussi graves que les médias le font croire. Ils scrutent tellement le couple que le moindre problème est dramatisé à outrance, alors que les différends, les hauts et les bas sont tout à fait normaux… Angela Merkel et Emmanuel Macron sont par exemple parvenus à trouver une position commune en période de crise sanitaire sur le fonds de relance.

M. R.

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