Par Marion Riegert
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Qui sont les restes humains et à qui sont-ils ?

Lancé en janvier 2024 pour 30 mois, le projet « Faire siens les morts incertains », financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), est coordonné par Clara Duterme et Jeanne Teboul, anthropologues et chercheuses au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (Lincs – CNRS/Unistra). Objectif : à travers cinq études de cas, mettre en place une dynamique de recherche et ouvrir le dialogue autour du traitement, de la prise en charge et de la mémoire des corps morts.

Restes de victimes de conflits, de génocides ou encore de violences politiques… Dans le cadre de ce projet ANR, nous nous intéressons à des cas ethnographiques spécifiques et assez marginaux dans lesquels la destinée des restes humains ne fait pas consensus voire produit des formes de conflits d’appropriation entre différents acteurs, détaille Jeanne Teboul qui évoque une problématique trouvant un écho de plus en plus fort sur le plan social.

Deux problèmes principaux se posent : celui de la qualification des restes, d’où l’utilisation du terme « restes incertains », et celui de leur devenir. Si le squelette exhumé est identifié, il est rendu à la famille. Mais si c’est un fragment d’os, est-ce qu’on le considère comme un reste humain et on le réenterre et qui s’en charge ? Ces questions s’imposent également dans les musées ou encore les collections universitaires depuis une dizaine d’années*, souligne Clara Duterme qui étudie le cas du conflit armé au Guatemala (1960-1996) au cours duquel des populations indigènes ont été massacrées et qui donne encore lieu, aujourd’hui, à des exhumations.

Un conflit autour de restes de victimes de la Shoah

Chaque cas présente ainsi ses problématiques. A l’image des restes des 86 personnes juives victimes du médecin nazi August Hirt en 1943 et découverts à l’Université de Strasbourg en 2015 : Qui est propriétaire des bocaux qui contiennent ces restes ? Est-ce que ce sont des pièces judiciaires pour documenter ces crimes, des pièces du musée universitaire, des restes de personnes qui ont été vivantes… et qui décide de ça ?, interroge Jeanne Teboul qui étudie ce sujet.

Il y a une multiplicité des qualifications

Il y a une multiplicité des qualifications. Finalement, ces restes ont été restitués à la communauté juive de Strasbourg, ce qui veut dire qu’ils sont considérés comme des restes de victimes de la Shoah plutôt que comme des restes d’une personne qu’on enterrerait dans son village natal, poursuit la chercheuse qui évoque aussi le problème de la manipulation de ces restes. Faire des recherches ou les photographier, ce qui est interdit par la religion juive. Avant leur enterrement, il y a eu ainsi des désaccords entre historiens et membres de la communauté juive qui disaient qu’il fallait enterrer les restes au plus vite.

Comprendre les trajectoires et destinées de ces restes

Au sein du programme ANR, le projet est de croiser les questionnements issus des différents cas étudiés. Rémi Korman, historien à l’Université catholique d’Angers et membre du projet, s’intéresse au génocide des Tutsis. Leurs restes sont revendiqués par divers acteurs, dont le gouvernement rwandais pour produire des mémoriaux où ils sont exposés, mais aussi les familles et l’Église. Anélie Prudor et Patrick Naef travaillent respectivement sur les restes des victimes de la guerre d’Espagne et les victimes de violences politiques en Colombie.

Toutes ces recherches sont basées sur un travail de terrain avec des observations en lien avec des associations de victimes notamment. C’est la construction d’une relation de confiance au long cours, précise Jeanne Teboul. Nos travaux n’ont pas vocation à proposer des bonnes pratiques, mais plutôt à comprendre les trajectoires et destinées de ces restes et informer les acteurs sur le terrain en éclairant les dynamiques actuelles et les demandes, conclut Clara Duterme.

* En France, une loi relative à la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques a été adoptée en décembre 2023.

Différents évènements tout au long de l’année

  • Le projet ANR « Faire siens les morts incertains » a été officiellement lancé en février 2024 par une journée d’études à la Misha intitulée : « (À) qui sont les restes humains ? »
  • Dans le cadre du projet, le séminaire « Approches anthropologiques des trajectoires des corps morts » (Misha, Lincs, programme ANR Pri-Mi) est organisé chaque année.
  • Un numéro thématique dans la revue « Anthropologique et sociétés » intitulé « Restes inquiets » est en préparation ainsi qu'un blog dédié.

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