Par Marion Riegert
Temps de lecture :

Enquête au cœur de la fabrique du soldat français

Comment l’armée transforme-t-elle de jeunes civils en soldats professionnels capables de donner et de recevoir la mort ? C’est à cette question que s’est intéressée Jeanne Teboul, chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (Lincs – CNRS/Unistra), à travers une enquête menée de 2009 à 2016 et débutée dans le cadre de sa thèse auprès de futurs hommes du rang d’un centre de formation militaire parachutiste.

Vous avez choisi d’aborder la thématique à travers la formation des militaires du rang, parlez-nous de votre terrain d’observation ?

C’est à la fois une question d’opportunité et une volonté de m’intéresser plus particulièrement à la formation. C’est là que l’armée « transforme » de jeunes civils en soldats professionnels. Les rares enquêtes portant sur l’armée étaient plus focalisées sur les gradés, j’ai voulu rétablir une forme d’équité. J’ai suivi cinq sections au centre de formation, durant six séjours de quinze jours à trois semaines pendant leur formation générale initiale. Soit environ 160 militaires âgés de 17 à 25 ans dont seulement quatre élèves féminines et une instructrice. Durant les séjours, je dormais sur place et je vivais au rythme des sections en participant à certaines activités comme les marches de nuit. J’ai réalisé une quarantaine d’entretiens avec des jeunes et une trentaine avec des instructeurs, mais ce qui m’a le plus appris ce sont les temps ordinaires, les moments non formalisés.

L’armée est surnommée « la grande muette », avez-vous eu des difficultés à vous faire accepter ?

Je suis une femme, civile, universitaire… ce qui me rendait suspecte

Je suis une femme, civile, universitaire… ce qui me rendait suspecte, au début les militaires m’appelaient l’ « espion ». Un chef de section voulait relire chaque soir mes cahiers de terrain, les instructeurs m’orientaient vers certaines activités, certains jeunes. Mais j’ai trouvé des manières de contourner ces méfiances. Par le temps de l’enquête notamment. Au bout d’un moment, la vigilance diminue et la confiance s’instaure. J’ai pu également retrouver certains jeunes engagés lors de leurs permissions, période durant laquelle la parole est plus libre.

Qu’avez-vous observé concernant les méthodes de l’armée pour transformer ces jeunes en soldats ? Peut-on parler de formatage ?

Il y a une idée d’incorporation, faire entrer dans un corps d’armée homogène et soudé. Pour produire ces individus nouveaux, il faut les dépouiller de leur identité préalable à travers deux temps forts notamment. Le premier est un passage chez le coiffeur, une « séance de perte d’identité », comme l’appelait un instructeur avec une idée de renaissance symbolique. Autre temps fort : le moment ritualisé de perception du paquetage et la mise de l’uniforme. En parallèle de cette rupture, la formation s’inscrit aussi dans une forme de continuité. En creusant les trajectoires des engagés, je me suis ainsi rendue compte que l’essentiel de l’apprentissage réalisé confortait une socialisation préalable reçue dans la vie civile, comme le fait d’endurer la souffrance, ne pas montrer ses émotions…

Comment la mort est-elle abordée durant la formation ?

Il y a un écart entre la manière dont se construit le sacrifice pour la patrie et la manière d’être confronté à la mort en opération extérieure où ce moment est rarement héroïque et choisi. Durant la formation elle-même, il y a une euphémisation de la mort, le terme « tuer » n’est presque jamais employé. Les instructeurs parlent par exemple de « neutraliser l’ennemi » ou d’ « atteindre l’objectif ». La mort est par ailleurs évoquée suivant deux registres bien distincts : le registre cérémoniel qui glorifie le sacrifice à travers les chants, les hommages ou les photos de militaires morts au combat… et un registre plus informel lors d’apéritifs notamment où les instructeurs se laissent aller à quelques phrases assez triviales de souvenirs d’opérations.

Qu’est-ce qui vous a le plus étonné ?

Un impératif esthétique « être beau »

Le décalage entre le corps combattant par opposition à celui de la parade m’a surprise. Je voyais des jeunes ramper dans la boue. Des corps sales, tordus, indistincts, évoluant sans bruit qui tout à coup rentraient dans les dortoirs se changer pour obéir à une mise en scène du corps inverse. Des corps marchant au pas, bottes cirées, verticaux, épaules déployées, devant chanter fort et fièrement. Avec un impératif esthétique « être beau », terme cité dans les devoirs du militaire. C’est cette tension entre les « deux corps » du soldat que j’ai voulue explorer.  

Son parcours

Durant ses études, Jeanne Teboul s’intéresse à l’anthropologie du genre, aux questions de violence et particulièrement aux motifs de l’engagement violent. Elle s’aperçoit alors que ces trajectoires d’entrée dans la violence sont souvent abordées en sciences sociales à travers des mouvements de contestation avec peu de travaux sur les questions de l’engagement violent légitime et sur les armées. Comprendre ce qui pousse les jeunes gens à accepter de combattre pour la France, glisse la chercheuse. Après la publication de sa thèse en 2017 « Corps combattant : la production du soldat », Jeanne Teboul s’intéresse à la mise en scène des passés combattants, et notamment la mise en présence des morts de guerre dans la société française. Elle a réalisé une grande enquête sur la mise en mémoire de la Première Guerre mondiale dans le cadre des commémorations du centenaire et travaille aujourd’hui en Alsace, sur la mémorialisation d’un crime nazi.

Catégories

Catégories associées à l'article :

Mots-clés

Mots-clés associés à l'article :

Changer d'article