Par Marion Riegert
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Svitlana Namestiuk, chercheuse ukrainienne invitée : « Je me sens comme à la maison ! »

Chercheuse ukrainienne invitée dans le cadre du programme de mobilité Thémis, Svitlana Namestiuk a posé ses valises dans le laboratoire Groupe d'études orientales, slaves et néo-helléniques (Geo-Unistra) pour trois mois. Un séjour loin de la guerre, consacré à ses recherches sur le mythe du Donbass.

Regard franc, cheveux blonds coupés courts, Svitlana Namestiuk aime aller vite : on est toujours nerveux et pressés en Ukraine, glisse-t-elle en souriant. La chercheuse est arrivée en France en avril dans le cadre du programme de mobilité Thémis de la Fondation maison des sciences de l’homme qui propose des séjours en France de 2 à 3 mois aux chercheurs confrontés à des obstacles à la liberté académique dans leurs pays.

J’ai choisi le laboratoire Geo à Strasbourg car ses sujets de recherche sont proches de ce que j’étudie, rapporte la chercheuse originaire de la région de Tchernivtsi. Dans son université ukrainienne, elle est maître de conférences spécialisée en littérature. Pendant la guerre, les enseignants-chercheurs sont obligés de travailler avec des alertes aériennes constantes et des coupures d’électricité.

En France, Svitlana Namestiuk réside dans une résidence réservée aux chercheurs invités. Je me sens comme à la maison ! Dans ma région, chaque enfant connait les coutumes et les traditions françaises. Le français est enseigné dans beaucoup d’établissements scolaires, alors que dans le reste du pays c’est plutôt l’anglais, raconte-t-elle précisant toutefois avoir été surprise par l’habitude très française de manger à des horaires précis auxquels il est plus difficile de dégoter un simple café dans les restaurants.

Déconstruire le mythe du Donbass 

Cette pause, loin de la guerre, lui permet de se consacrer à ses recherches dans un environnement plus serein. Actuellement, elle étudie le mode de construction du récit littéraire et du discours mythologique. Dans le cadre de son séjour en France, elle s’intéresse plus particulièrement à la réception étrangère et notamment française de l’image du Donbass. 

Un vaste territoire doté d’une riche tradition culturelle ukrainienne

Je souhaite déconstruire le mythe du Donbass. Dans cette région, l’empire soviétique a effacé la culture et la langue ukrainiennes. Je veux montrer que cette image de région industrielle, celle de mineurs, a été artificiellement diffusée par la propagande russe, alors que c’est un vaste territoire doté d’une riche tradition culturelle ukrainienne.  Pour ce faire, Svitlana Namestiuk étudie le narratif de la guerre et la vision du Donbass chez des écrivains contemporains ukrainiens. 

Elle s'intéresse également à la traduction de ces écrivains populaires en Europe. Sans oublier la vision des médias français de la région. Comment les journaux français comprennent le Donbass en général, quelles sont leurs sources ?

« La guerre, c’est aussi le destin d’hommes et de femmes ordinaires qui souffrent »

Un sujet qui la touche d’autant plus que son mari, médecin de formation, est sur le front depuis trois ans dans cette région. J’ai voulu moi-même m’engager en 2022, mais il m’en a dissuadée. Sur place, il a pu communiquer directement avec les locaux. Il en ressort que contrairement à ce que véhicule la propagande russe, ils n’ont pas envie de devenir russes.

Étudier la vision russe de la guerre

Le séjour de Svitlana Namestiuk se termine en juin, mais son travail se poursuivra dans le cadre de sa future habilitation à diriger des recherches. La chercheuse souhaiterait également étudier la vision russe de la guerre. Sans oublier de se lancer dans une traduction des poèmes de Serhiy Zhadan, écrivain ukrainien renommé. 

J’aimerais traduire en français ses poèmes consacrés à la guerre, à l’amour et à la vie qui pour lui sont des choses inséparables. La guerre, ce n’est pas que des drones, des roquettes, c’est aussi le destin des humains qui souffrent. J’aimerais ainsi que les Français fassent connaissance avec les sentiments que les Ukrainiens vivent aujourd’hui, souligne Svitlana Namestiuk qui apprécie le soutien de la France à l’Ukraine.

Chercheurs invités : « des collaborations riches »

Le Groupe d'études orientales, slaves et néo-helléniques a reçu jusqu’à présent quatre chercheurs dans le cadre du programme Pause, qui soutient des scientifiques et des artistes en exil, en plus de Svitlana Namestiuk. Nous accueillons des chercheurs de qualité, cela permet des collaborations riches sur le plan de la recherche et de la formation. Aujourd’hui, un regard nouveau est porté sur beaucoup de choses suite à la guerre en Ukraine, souligne Sandra Schaal, directrice du laboratoire.

Traduction d'un poème de Serhiy Zhadan «Декому краще вдаються приголосні, декому голосні...»

Certains mâchent les consonnes comme des clous,
d’autres avalent les sons doux

Les femmes sont comme des lettres.
Certaines comme les consonnes que l'on n’arrive pas à émettre
D'autres comme les voyelles qui s'écrivent mais que l’on s’efforce d'effacer
C'était impossible de ne pas la remarquer – elle dormait et riait.
Alors j'ai pensé à la façon dont elle s’enfoncait si facilement dans ma peau, ignorant que je cachais mes yeux.
Si jamais elle s'éveille de son rêve – j'aimerais connaître ses blessures.
Il serait bon de savoir son nom, d'où elle vint, où ses nuits la mènent à la nuit tombée
Qui vit derrière ces portes dont elle seule détient les clés,
Pourquoi elle ne se souvient de rien tout en sachant tout.
Si la police fouillait ses mémoires – de nouveaux gains lui arriveraient et la gloire de partout.
Si elle se mettait à écrire les souvenirs de chaque blessure reçue,
Son livre aurait le même succès que le Coran et la Torah, j’en suis convaincu,
Les hommes liraient cet étrange livre, sentant leur propre faute accrue,
Et le brûleraient sur les places de la capitale, avant que n'éclate la guerre, fatale issue.
Les hommes se contentent des raisons, ils ne veulent pas connaître les répercussions.
Ils remplissent de vide tout ce que les femmes leur donnent à foison.
Quand il y a quelque chose à partager, ils se l’approprient sans remords aucun.
Mieux vaut ne pas leur parler de demain – pour ne pas perdre ce que l'on a dans les mains.
Mais chaque jour elle se réveillait, et tout commençait à nouveau.
Elle tenait bon pendant les confessions, les interrogatoires, les procès tel un héros.
Elle disait qu’il valait mieux une arme en main que des croix sur les blasons.
Quand elle prononçait le mot amour, coulait de ses lèvres mûres un sang vermillon.
Anges saints protégez cette femme sincère
Abritez-la sous votre aile légère.
Faites-la garder son calme quand elle rentrera dans les piqués mortels,
Mais qu'elle me rende la partie de ma vie, qui est déjà oubliée par elle.

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