Par Thomas Monnerais
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« Les langues et cultures étrangères jouent un rôle essentiel pour l’attractivité et le prestige de l’Université de Strasbourg »

Dans son dernier livre, le linguiste Albert Hamm, chercheur au laboratoire Linguistique, langues, parole (Lilpa – Unistra), retrace l’histoire de l’Université de Strasbourg au prisme de l’enseignement des langues et cultures étrangères. Une plongée dans un passé à la fois révolu et actuel.

Pourquoi raconter l’histoire de l’enseignement des langues et cultures étrangères à l’université de Strasbourg ?

Ma première motivation, c’était l’histoire des études anglaises, ma discipline originelle. Au sein de l'Association européenne d'études anglaises (ESSE), nous savions que la première chaire d’anglistique en France avait été créée à Strasbourg par les Allemands en 1872, mais au fond nous ne savions vraiment ni pourquoi ni comment. Ce travail sur l’institutionnalisation des études anglaises à Strasbourg s’est concrétisé à travers la parution d’un précédent ouvrage.

Puis, j’ai élargi mon propos à l’étude des langues en général en me demandant pourquoi et comment l’université de Strasbourg était devenue une place forte de l’enseignement des langues et cultures étrangères avec près de trente langues enseignées aujourd’hui. C’est donc pour notre mémoire collective, celle de l’université, celle de la linguistique, que j’ai entrepris mes recherches en me plongeant dans les archives municipales, départementales et universitaires, en interrogeant mes collègues et prédécesseurs. C’était pendant l’épidémie de Covid, les conditions étaient paradoxalement optimales.

Vous étudiez la naissance et le développement de l’étude des langues vivantes à l’université de Strasbourg sur une période s’étalant de 1810 à 1967 et démontrez que leur essor ne doit rien au hasard.

L’histoire de notre université est indissociable de celle de Strasbourg et de l’Alsace, tantôt française, tantôt allemande. Evidemment, cela n’est pas sans conséquence sur l’enseignement en général, et sur la question de la langue en particulier, a fortiori dans une région où la majorité de la population parlait le dialecte alsacien, une variété de l’allemand. Ce qu’il y a de constant à travers la plupart des périodes étudiées dans le livre (1810-1870, 1870-1918, 1918-1940, 1940-1944, 1944-1967), c’est la volonté de Paris et de Berlin de faire de l'université de Strasbourg un centre d’excellence à des fins d’affirmation de puissance politique et de prestige culturel, en attirant les chercheurs les plus qualifiés, en la dotant d’un budget et de crédits importants, en organisant la circulation des chercheurs et de leurs travaux.

Comment cela se traduit-il pour les langues et cultures étrangères ?

Quand Strasbourg est allemande, tout est mis en œuvre pour développer la germanistique et l'anglistique afin de marginaliser le français et la romanistique, voire pour les faire disparaître purement et simplement de l’université.

Quand elle est française, la volonté est la même mais la méthode diffère. Après la Première Guerre mondiale, la France va au contraire continuer de valoriser les études allemandes à l’université de Strasbourg, créer un institut d’études germaniques à Mayence puis, au fil du temps, nouer des partenariats avec des pays d'Europe centrale et de Scandinavie et créer des chaires, des instituts et des lectorats pour leurs langues. Cela permet d’une part de comprendre les raisons de la défaite de 1870, de mieux connaître et surveiller l’ennemi, tout en favorisant l’expansion du français et de ses études en renforçant un réseau de coopération universitaire et diplomatique. De manière générale, la période 1919-1930 est un âge d’or, une période de remarquables progrès scientifiques pour l’université de Strasbourg, dotée - notamment en lettres - d'une génération de chercheurs et enseignants (Marc Bloch, Lucien Febvre, etc.) qui avaient pour mission de faire briller la science française à la frontière allemande.

Un âge d’or que viennent réduire à néant les nazis ?

La nazification de l'Alsace s’est opérée en trois mois à peine. En Allemagne, la philologie avait été totalement idéologisée et épurée dans les universités allemandes pour la mettre au service de la recherche des origines aryennes de la nation allemande. La théorie de la dégénérescence des langues, corrompues par l’étranger, et la guerre restreignent la coopération aux pays de l’Axe (Italie, Roumanie, etc.) ou restés neutres. À l’université de Strasbourg cela se traduit par une période de fermeture, par une baisse des effectifs, notamment parce qu’à partir de 1943, enseignants et étudiants sont envoyés au front.

Cette période de nazification n’empêchera pas l’université de Strasbourg de relancer l’enseignement et la recherche en matière de langues vivantes après la Libération ?

Au sortir de la Deuxième guerre, l’université de Strasbourg – qui s’est exilée à Clermont-Ferrand de 1940 à 1944 – jouit d’un prestige considérable, car elle est à la fois victime et résistante. Même si le paysage universitaire commence à changer (réforme des études, création de nouvelles universités en France, explosion démographique étudiante, perte de prestige du savoir et de ses acteurs, concurrence accrue avec la recherche anglo-saxonne), Strasbourg réussit à conserver ses instituts de langues et à en développer de nouveaux.

Cette diversification a plusieurs explications. Historique et géopolitique encore, par exemple avec la création du département de hongrois en 1960 après l’insurrection de Budapest. Scientifique aussi puisque des enseignements, notamment l’arabe et l'hébreu, ont vu le jour pour répondre aux besoins d’autres disciplines comme la théologie, l’archéologie ou la géographie. Ces créations d’instituts sont parfois le fruit de l’investissement d’un professeur en particulier mais aussi, dès les années 1970, celui de la volonté de l’université des sciences humaines de voir ses étudiants apprendre deux langues étrangères différentes au cours de leur cursus. Par ailleurs, le développement des institutions européennes, et la place particulière que Strasbourg y occupe, renforcent également la légitimité et la spécificité strasbourgeoises sur la question des langues et des cultures étrangères.

Aujourd’hui, l’Université de Strasbourg compte une trentaine de langues enseignées. A l’heure où les universités sont sommées de faire le tri dans leurs formations, il pourrait être tentant d’y trouver une source d’économie ?

D’abord ce n’est pas la première fois que ce genre de menace apparaît : j’en ai moi-même fait l’expérience en tant que doyen ou président d’université. Supprimer des instituts de langues, au prétexte qu’ils ne concerneraient qu’un petit nombre d’étudiants et d’enseignants, n’a en réalité pas beaucoup de sens. D’une part, parce que les économies effectivement réalisées seraient marginales. D’autre part, parce que la politique d’enseignement des langues dépasse le cadre académique et sert directement le tissu économique. Si par exemple, nous avons créé un département de japonais en 1986, c’est parce que des acteurs économiques locaux ont exprimé un besoin de formation alors que le Japon apparaissait, notamment en Alsace, comme un partenaire et un marché d’avenir dans les années 1980.

Les langues et cultures étrangères à l’université ont joué un rôle essentiel pour l’attractivité et le prestige de l’université

Encore aujourd’hui, les formations en langues sont très demandées par les entreprises et la dimension de la recherche est tout aussi importante. Mon livre montre bien que les langues et cultures étrangères à l’université ont joué un rôle essentiel pour l’attractivité et le prestige de l’université, du français et de la France. Pourquoi ne le feraient-elles plus aujourd’hui ?

Une conférence à la Bibliothèque nationale universitaire

Comment l’université de Strasbourg est-elle devenue une place forte de l’enseignement des langues et cultures étrangères ? Prolongez la réflexion et la discussion avec Albert Hamm, qui à l’occasion de la parution de son ouvrage aux Presses universitaires de Strasbourg (PUS), donnera une conférence dans le cadre du cycle « Savoirs en partage », le 25 octobre, à 18h30, à la BNU de Strasbourg. Entrée libre sur inscription.

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