Par Elsa Collobert
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Geoffrey Rouge-Carrassat : « J'aime les premières fois »

Comment proposer sur scène, chaque soir, un spectacle en perpétuel recommencement ? A partir de son cheminement réflexif autour de la notion de jeu et de jouabilité, Geoffrey Rouge-Carrassat clôt sa première année de résidence à l'Université de Strasbourg avec « Gilgamesh Variations ». Une proposition sous forme d'expérience pour le spectateur (embarque-t-il pour 45 minutes ou 3 heures de spectacle ?), résultat d'une recherche-création aux contours mouvants. Rendez-vous à La Pokop pour trois dates, du jeudi 25 au samedi 27 mai.

Vous êtes artiste associé à l'Université de Strasbourg pour les saisons 2022-2023 et 2023-2024. Comment s'est passée cette première année, à la croisée des notions de recherche, expérimentation, jeu et créativité ?

L'université est un formidable laboratoire, un lieu par essence dédié à l'exploration, où la spontanéité est encore possible et sans attente de retour sur investissement. Sauf qu'au lieu d'un tube à essai, j'expérimente sur scène.

Je n'expérimente pas dans un tube à essai, mais sur scène

A l'invitation du Service universitaire de l'action culturelle (Suac) et de son directeur, Sylvain Diaz, ma feuille de route est très libre, dotée essentiellement de grandes directions, vers lesquelles faire infuser le théâtre : création, programmation, diffusion, médiation et formation.

A Strasbourg, j'ai poursuivi, lors de plusieurs semaines en pointillé, mon travail d'exploration des notions de jeu et de jouabilité. J'expérimente différents protocoles de jeu : qui dit jeu dit règles du jeu. On peut parler de recherche « en direct », ou plutôt appliquée, puisque je suis moi-même en doctorat de recherche-création depuis trois ans, au Centre national d'art dramatique (CNAD) de Paris.

J'ai pu développer des projets personnels, mais aussi inviter des metteurs en scènes amis, comme Emmanuel Besnault avec Entre le ciel et moi, en mars dernier.

Comment envisagez-vous votre rôle ?

Là non plus je ne souhaite pas me limiter, en tant que praticien et théoricien, je navigue d'un rôle à l'autre. Acteur, metteur en scène... Finalement ces étiquettes importent peu, ce qui compte d'abord c'est faire du théâtre.

Il y a un an, vous déclariez à propos de Gilgamesh Variations qu'il s'agit d' « un objet de recherche-création qui peut être vu comme un spectacle ». Est-ce toujours le cas et à quoi peut s'attendre le public strasbourgeois ?

Lorsque j'ai commencé à imaginer cette proposition, j'ai fixé un certain protocole de jeu : sept minutes de préparation avant la représentation, rôles tirés au sort, expression seulement à travers le corps et la langue à l'exception du français, scénographie évolutive. Mais ces derniers temps, je souhaite pousser les choses encore plus loin vers l'absence de règles, car celles-ci induisent une injonction à faire. Seul le canevas fixe – costumes, accessoires, diapositives – offre un point de départ à partir duquel improviser.

Le spectateur ne verra pas un produit fini

Un dispositif radical centré autour de la jouabilité au présent pour les interprètes. Cela induit des erreurs, des ratés, et il faut que le spectateur vienne avec cette idée : il ne verra pas un produit fini, mais qui se construit devant lui.

J'aime l'idée que chaque fois soit une première fois, qui induit aussi la notion de rite, de cérémonie.

Avec Gilgamesh comme avec ma précédente proposition, Grand-Chose, en décembre à La Pokop, j'ai proposé un soir de répétition ouverte : j'en ai besoin et peur à la fois. J'absorbe les retours du public pour nourrir le spectacle.

Partir vers l'improvisation comporte une part de prise de risque, de mise en danger : on ne sait pas sur quoi on va partir, ni les limites des gens. Le public peut être choqué. Parfois je finis en larmes, les interprètes peuvent aussi être déstabilisés.

Ce sera peut-être la dernière fois que l'on jouera ce spectacle, car il coûte cher à produire : sept comédiens sur le plateau, deux techniciens à la musique et au son, et une vidéaste-photographe.

Peut-on dire que ce spectacle s'inscrit dans la continuité de vos précédentes pièces ?

En tout cas, le travail que je mène aujourd'hui est en phase avec qui je suis. Mes trois premières pièces de ce qu'on peut appeler un cycle – Conseil de classe, Roi du silence et Dépôt de bilan – partaient de thèmes personnels (le coming-out, le burn-out...). Tout en tendant à l'universel – le principe de l'autofiction. J'y jouais seul en scène.

Dans le nouveau cycle que j'ai amorcé avec Les Perses d'Eschyle, et que je poursuis avec Gilgamesh, je pars plutôt de grands récits universels. L'un est la première pièce de théâtre connue, l'autre la première histoire du monde. J'ai souhaité aller vers quelque chose de moins conventionnel, dépasser l'aspect insatisfaisant de l'écriture figée du théâtre, qui se périme. C'est aussi un travail plus collectif, que je mène avec les interprètes de ma compagnie, La Gueule ouverte, créée il y a quatre ans.

Mon approche du théâtre consiste à remettre sans cesse le travail sur le métier, je déteste les choses figées. Par exemple, je rejouerai cet été à Avignon Grand-Chose dans une version retravaillée, car on ne cesse d'évoluer et nos spectacles doivent évoluer avec nous.

Pourquoi Gilgamesh, quelle est votre relation à cette histoire ?

Je ne cesse de revenir à ce texte, de le relire, sans que je comprenne vraiment ce qui m'y attire. C'est un récit originel, fondateur, auquel nos civilisations, notre histoire, puisent leurs racines. Il questionne le rapport au sexe, au pouvoir, à l'absolu, à la religion.

Il s'agit de la première épopée, un récit épique de la Mésopotamie datant des 18e-17e siècles avant JC.

Pour en esquisser à grands traits un résumé : c'est l'histoire d'un roi qui, à la mort de son ami, décide de se mettre en quête de l'immortalité pour échapper à la mort. Il devient sage en apprenant que c'est impossible.

A quoi ressemblera la prochaine année de résidence de Geoffrey Rouge-Carrassat ?

L'artiste protéiforme explorera le thème de la peur, celle du public et des acteurs, en invitant trois nouvelles compagnies :

- La Grenade, autour du thème de la grossophobie ;
- Nature 2, autour des villes détruites ;

- La hutte, autour du grotesque.

Il a aussi commencé à tisser le fil d'un cabaret monstrueux, dont il sera le superviseur : circassiens, circassiennes, danseurs, danseuses, peintres, fakirs seront de la partie.

Parmi ses projets en cours, paradoxalement, je souhaite renouer avec la forme, plus conventionnelle, du seul en scène. Pour son nouveau spectacle en gestation, le point de départ est l'histoire d'un personnage qui, confronté à une situation étrange, continue à vivre comme si de rien n'était. En projet également : Déménager notre compagnie de Lyon vers le Grand Est, où s'ancrent la majorité de nos propositions actuelles.

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