Par Elsa Collobert
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« Une guerre économique en période de paix »

En instaurant, depuis le 3 avril, de nouveaux droits de douane sur les produits importés, notamment depuis l’Europe et l’Asie, rétropédalant le 10, le président américain déstabilise le commerce mondial et affole les marchés financiers. Il s’inscrit aussi dans un mouvement historique de retour du protectionnisme et de fragmentation de l’ordre international, nous rappelle Moïse Sidiropoulos, professeur de macroéconomie au Bureau d’économie théorique et appliquée (Beta*).

On croyait Donald Trump ultra-libéral, le voilà qui instaure des droits de douane…

C'est paradoxal. Ces nouveaux droits de douane concernent aussi bien des matières premières que des produits manufacturés, et les chiffres annoncés, très variables – 10 % de droits de douane réciproques (suspendus jeudi 10 avril, sauf pour la Chine), 125 % pour la Chine, 20 à 24 % pour l’UE et le Japon… – comptent finalement peu, ils changent tout le temps depuis une semaine, les pays concernés aussi.

Les arguments du président Trump, très contestés par la majorité des économistes américains, consistent notamment à dire qu’il faut rééquilibrer la balance commerciale des États-Unis.

La plus forte augmentation des tarifs douaniers en temps de paix et les réductions d’impôts pour les riches provoquent le chaos et des troubles à l’intérieur et à l’extérieur des États-Unis

L’économie américaine étant relativement fermée, avec un taux d’ouverture de seulement 12 % (total des exportations et importations rapporté au Produit intérieur brut-PIB), il fait le choix de lancer une guerre économique au reste du monde en période de paix. La plus forte augmentation des tarifs douaniers en temps de paix et les réductions d’impôts pour les riches provoquent le chaos et des troubles à l’intérieur et à l’extérieur des États-Unis. 

Dans quel but ?

Donald Trump insiste sur le fait que les tarifs douaniers sont nécessaires pour reconstruire l'industrie américaine et améliorer les accords passés avec ses partenaires commerciaux, qui n'ont pas favorisé l'économie américaine. Il invoque la nécessité de réindustrialiser son pays, pour créer des emplois. Il utilise ainsi l’exemple de l’entreprise Nike, qui pourrait relocaliser sa production, du Vietnam à l’Oregon. C’est simpliste, c’est sa vérité, mais cela fonctionne auprès de ses électeurs, et cela sert sa politique populiste.

Son but est aussi de créer la surenchère, pour conduire son principal concurrent commercial, la Chine, à négocier. Il avait procédé de la même manière au Proche-Orient, pour Gaza.

Trump a une personnalité instable, une manière brutale, d’entrepreneur, qui tranche par rapport à ses prédécesseurs, mais dans le fond il s’inscrit dans la même logique.

C’est-à-dire ?

Pour bien comprendre cette logique de repli, il faut revenir au contexte de fin de la Guerre froide et le début de la mondialisation dans les années 1980 : c'est l'époque de la réunification allemande puis de la création de l’euro (1999), à l’image du Deutsch Mark, concurrent du dollar. Les États-Unis se sentent menacés par la montée en puissance de l’Allemagne, qui commence à lui grignoter des parts de marché dans l'automobile, les technologies, l'industrie pharmaceutique, ou encore les banques. 

Lorsque l’Amérique se réveille, dix ans après l’introduction de l’euro, elle réalise qu’elle était une « grande naïve » : elle a payé la défense de l'Europe pour que les « ingrats bénéficiaires » puissent l'exclure des marchés et augmenter leurs échanges avec les Chinois.

Lors de la crise de 2007 sur son sol, celle des prêts hypothécaires non garantis, les États-Unis exportent leur crise en Europe en « contaminant » les banques européennes.

Sa deuxième décision stratégique est de déstabiliser l’euro, devenu une monnaie de réserve mondiale. La deuxième vague de crise en Grèce, en Irlande et au Portugal, en 2010, a contribué à ce phénomène.

La troisième décision stratégique (Joe Biden) intensifie la guerre contre l’Europe, mais d’une manière non apparente. La guerre déclarée à la Russie, mais en substance, la guerre à l’Allemagne, qui a perdu l’accès à l’énergie bon marché et aux marchés chinois. 

Et maintenant, Trump vient avec une quatrième décision stratégique : donner le coup de grâce à l’Europe avec des tarifs douaniers. Même si ses décisions vont provoquer une récession, il est probable qu’il l’emportera. Les exportations américaines redeviendront compétitives à l’avenir, leur industrie sera revitalisée et peut-être leur économie sera-t-elle sauvée d’une dette insoutenable, détenue majoritairement par la Chine et l’Europe.

Justement, comment réagit l’Europe ?

Dans le contexte d’interdépendance des États dans l’économie mondiale, la stratégie de l’Europe pourrait être de riposter sur les produits de technologie de pointe que les États-Unis exportent vers l'Europe. Finalement, jusqu’à présent, l'Europe se tient dans une position d’attente. Cette crise montre bien qu'elle ne parle pas d’une même voix et que divers intérêts s’affrontent.

Face à la récession qui s’annonce, l’unique réponse avancée par la Commission européenne, à travers le rapport Draghi, est celle du « keynésianisme militaire » : relancer l’économie en stimulant la production d’armements. Certaines chaînes de l’industrie automobile allemande, exsangue, sont déjà en reconversion. Avec 800 milliards d’euros d’investissements prévus sur dix ans, via la dette, on est loin de l’idéal européen de l’immédiat après-guerre, fondé sur la paix commune.

Avec 800 milliards d’euros d’investissements prévus sur dix ans, via la dette, on est loin de l’idéal européen de l’immédiat après-guerre, fondé sur la paix commune

Quelles sont les conséquences de telles mesures ?

La crise boursière provoquée par les annonces de Trump a des répercussions immédiates sur l’économie réelle, avec des mouvements de spéculation. Avec les recettes escomptées, il veut compenser le déficit causé par les exemptions d’impôts accordées aux entreprises et aux plus hauts revenus (5,5 milliards). Ce seront finalement les ménages américains les plus modestes qui paieront le prix fort, avec une inflation des prix qui s’est déjà vérifiée la dernière fois et une perte directe de pouvoir d’achat.

Par effet domino, l’Europe va aussi subir un renchérissement du prix des biens importés : c’en est bien fini de l’ère de prospérité et de tranquillité. C’est aussi la fin de l’ordre mondial dominé par les Etats-Unis et régulé par le Fonds monétaire international (FMI), avec le dollar comme monnaie de référence : les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran) souhaitent créer leur propre monnaie. On se dirige de plus en plus vers un monde multipolarisé et instable, sans régulation supérieure.

* Unistra/CNRS/Université de Lorraine/Inrae/AgroParisTech/UHA

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