Le marquage du genre dans la langue affecte-t-il juridiquement l’égalité des sexes ?
Dans une étude, Caroline Perrin, analyste à la Banque mondiale et docteure en économie du Laboratoire de recherche en gestion et économie (Large), et Pierrick Bruyas, post-doctorant au Centre d'études internationales et européennes (CEIE) et membre du Centre d’excellence Jean-Monnet de Strasbourg, sont parvenus à montrer que le marquage du genre dans la langue influence les lois et les règlements, au détriment des femmes.
Nous sommes partis d’une hypothèse ancienne, celle de Sapir-Whorf, du nom de ses concepteurs, qui postule que la façon dont on perçoit le monde dépend du langage. Des recherches antérieures ont ainsi montré que la langue peut avoir une influence sur les écarts de taux d’emprunt, les comportements pro-environnementaux, les taux d’épargne, les comportements en matière de santé…
, souligne Caroline Perrin.
Croiser différentes bases de données
Les chercheurs décident de tester l’hypothèse sur l’égalité ou l’inégalité juridique entre les hommes et les femmes. Une question peu étudiée encore. Pour ce faire, ils utilisent l’économétrie, une discipline qui mêle statistique, théorie économique et mathématiques, et croisent différentes bases de données comme l’Atlas d’Oxford (WALS) qui présente des chiffres sur l’intensité du marquage de genre.
Le russe introduit une complexité supplémentaire
Certaines langues sont assez neutres, d’autres comme le français sont plus marquées avec l’utilisation de pronoms féminins et masculins. Le russe introduit une complexité supplémentaire avec des formes verbales sexuées au passé, ancrant profondément le genre dans l’utilisation quotidienne de la langue
, détaille Pierrick Bruyas. Sans oublier l’index Women, Business and the Law développé par la Banque mondiale. Basé sur les données de 190 pays, de 1970 à 2023, il est composé de huit indicateurs portant sur les discriminations faites aux femmes. Nous avons décomposé l'index en trois catégories : famille, travail et violence
, précise Caroline Perrin.
Une influence sur le droit national du travail et de la famille
Résultat : plus une langue est marquée dans le genre, plus il y a de discrimination des femmes dans les dispositions juridiques du droit national du travail et de la famille. Cela affecte également la norme sociale : plus il y a de marqueurs de genre dans la langue, plus les locuteurs pensent que les femmes devraient avoir moins de droits que les hommes
, rapporte Caroline Perrin.
En revanche, aucun lien n’est démontré entre la langue et les lois relatives à la violence. Ce qui pousse les pays à mettre en place des lois visant à protéger les femmes de la violence est plus complexe que le seul facteur de la langue
, précise Pierrick Bruyas qui souligne que dans cette étude, ils ont utilisé des variables de contrôle afin de vérifier que d’autres facteurs, comme les facteurs culturels ou la religion, n’entraient pas en compte.
Intuition juridique et démonstration économique
Cette étude interdisciplinaire est née de la rencontre entre Caroline Perrin et Pierrick Bruyas dans les couloirs de Sciences Po Strasbourg alors qu’ils étaient tous deux doctorants à l’Université de Strasbourg et membres de la Fédération de recherche L’Europe en mutation. Je travaillais sur la question du genre et de la finance et Pierrick est expert en linguistique juridique dans le droit européen
, raconte Caroline Perrin. Ensemble, ils décident de croiser leurs savoirs et leurs disciplines en publiant différents articles et en participant à des émissions de radio avant de s’attaquer au sujet de l’influence de la langue sur le droit. Nous avons utilisé l’intuition juridique avec la démonstration économique
, glisse Caroline Perrin. Un travail commun qui demande de la formation et de l’humilité pour appréhender la discipline et les méthodes de l’autre. Il faut accepter que l’on ne comprend pas son langage technique, cela met à mal les certitudes que l’on peut avoir. Et finalement, ça va de mieux en mieux et on comprend que l’interdisciplinarité nous a vraiment enrichis
, conclut Pierrick Bruyas.