Par Marion Riegert
Temps de lecture :

Le lanceur d’alerte, une figure ambivalente : héros ou traitre ?

Après une trilogie sur l’héroïsme, Danièle Henky, chercheuse au sein de l’unité de recherches Configurations littéraires, s’interroge : les lanceurs d’alerte ne sont-ils pas les héros actuels ? Pour tenter de répondre à cette question complexe, un appel à contributions est lancé. A la suite duquel, 10 chercheurs de différentes universités et spécialités (littéraires, germanistes, théologiens, philosophes, juristes) planchent sur le sujet à travers l’ouvrage : "Lanceurs d'alerte : héros, déviants ou sentinelles de la démocratie ?" qu’elle codirige avec Nadine Willmann, chercheuse au sein de l’unité de recherche Mondes germaniques et nord-européens.

Figure ambivalente et complexe, héros ou déviant ? Sentinelle de la démocratie ou traitre ? Le lanceur d’alerte a un rôle d’avertisseur qui attire l’attention sur des systèmes jugés défaillants ou corrompus. L’ouvrage souhaite en dresser le portrait : Qui est-il ? Comment est-il représenté, considéré, protégé, quels sont les dangers, les limites de son action ?, précise Danièle Henky.

Présentes en filigrane tout au long du livre, les grandes figures anglo-saxonnes comme Julian Assange ou encore Edward Snowden ne sont pas le sujet principal du livre qui s’intéresse à des personnages moins connus. Avec l’analyse notamment dans la première partie de lanceurs d’alerte germaniques.

Licenciée pour avoir dénoncé des pratiques maltraitantes

Tel Robert Jungk, journaliste et essayiste autrichien, un des premiers lanceurs d’alerte anti-nucléaire dans les années 1970/1980. Ou encore deux lanceuses d’alerte dans le domaine médical en Allemagne : Une biologiste sanctionnée pour avoir révélé, en vain, des dysfonctionnements au sein du laboratoire pouvant mettre en péril la santé des citoyens transfusés. Et aussi l’employée d’une maison de retraite berlinoise qui a dénoncé des maltraitances et a été licenciée pour cela.

La seconde partie de l’ouvrage nous mène du côté de la fiction. Avec l’évocation des premiers lanceurs d’alerte : les prophètes. Dans la Bible, ils n’ont jamais été crus à l’image de Cassandre, devenue l’égérie des lanceurs d’alerte, qui annonce des catastrophes mais n’est jamais écoutée.

Plus récemment, la littérature de jeunesse leur fait la part belle. Les histoires qui leur sont consacrées montrent aux jeunes lecteurs les dangers de leurs actions et la façon controversée dont elles peuvent être reçues, souligne Danièle Henky qui évoque également une présence au cinéma ou dans des séries télévisées comme celle qui est consacrée à Mr Robot. Cette dernière raconte l’histoire d’Elliot Alderson, un jeune informaticien qui s’attaque aux consortiums maléfiques en les piratant tout en luttant contre la dépression et une forme de paranoïa.

Une législation pour protéger les lanceurs d’alerte

Une troisième partie aborde le cadre juridique et éthique qui entoure le lanceur d’alerte. Un ensemble de lois paraît avoir pour but, ces dernières années, de mieux protéger les lanceurs d’alerte. En France, la loi du 21 mars 2022 va dans ce sens. Comme le fait aussi une directive sur la protection des « lanceurs d’alerte » proposée par la Commission européenne et entrée en vigueur le 16 décembre 2019. Reste à voir si toutes ces dénonciations sont éthiques, ce qui est le plus délicat à évaluer.

Des veilleurs, qui nous forcent à nous interroger constamment sur le respect des règles, indispensables au bon fonctionnement de nos démocraties

Une dernière question peut être soulevée, soulignant les limites du lanceur d’alerte : A-t-il vraiment le pouvoir de mettre en garde contre les dérives de la démocratie à laquelle lui-même appartient ? Les lanceurs d’alerte sont des éveilleurs mais est-ce que ce sont des acteurs ? Ont-ils un véritable impact ? Il est difficile pour le moment de le mesurer. Ils n’en restent pas moins des veilleurs, qui nous forcent à nous interroger constamment sur le respect des règles, indispensables au bon fonctionnement de nos démocraties, conclut Danièle Henky, qui précise que le livre se termine par une nouvelle inédite de l’écrivain Jean Jauniaux, intitulée La quatrième chaise, dans laquelle le narrateur enfile le costume du lanceur d’alerte.

Du whistleblower au lanceur d’alerte

L’introduction du livre permet de revenir aux origines des termes whistleblower et "lanceur d’alerte". Nous y apprenons ainsi qu’aux États-Unis, l’expression « whistleblower » désigne à l’origine les policiers qui sifflent pour alerter les citoyens d’un danger et appeler les forces de l’ordre à la rescousse. Par ailleurs Le concept des « lanceurs d’alerte » a été théorisé en France au milieu des années 1990. L’expression française a été forgée par deux sociologues, Francis Châteauraynaud et Didier Torny, dans leur ouvrage de 1999, "Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque" (Éditions EHESS). Selon Châteauraynaud, le terme est apparu pour la première fois fin 1994, au cours de réunions de travail avec le sociologue Luc Boltanski, un spécialiste de la dénonciation des injustices, à l’époque de la maladie de la vache folle et de sa possible transmission à l’homme. On appelait « prophètes de malheur », les chercheurs alarmistes qui prédisaient une épidémie massive de la maladie de Creutzfeld-Jakob. Ce terme réducteur ne paraissant pas caractériser le travail souvent pertinent de ces militants de la prévention des risques, Châteauraynaud et Torny eurent l’idée de créer le terme « lanceurs d’alerte » pour les désigner.

Catégories

Catégories associées à l'article :

Changer d'article