Par Elsa Collobert
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Douze dessins pour questionner le genre de la ville

Avec son exposition « Dans la place », présentée du 21 au 30 mars au Studium dans le cadre du festival Central Vapeur, l’illustratrice Ariane Pinel nous convie à une balade dans Strasbourg, chaussés de « lunettes du genre ». En parallèle, une collection de fanzines unique en son genre est aussi exposée. Suivez le guide !

Places du Marché Neudorf, d’Austerlitz, du Musée d'art moderne, de la Gare, Nicolas-Poussin à l’Elsau… Douze lieux de rassemblement de la ville, au centre et en périphérie. Dont Ariane Pinel fait en dessins des théâtres miniatures, grouillants de moments de vie s’égrénant au fil des saisons… plus ou moins innocentes et bucoliques. Ici une maman poussant une poussette se fait éclabousser par une voiture ; là un homme urine sur une fontaine ; là-bas encore, une femme à vélo échappe à des regards et remarques déplaisantes. Les choix de la dessinatrice ne sont jamais neutres… tout comme ceux présidant à la conception de nos villes !

Consentement, harcèlement de rue, mais aussi place de la voiture en ville… Autant de thématiques qui sautent plus ou moins aux yeux et qu’on prend plaisir à détecter. J’ai fait le choix de ne pas mettre de cartel sous les dessins, souligne Ariane Pinel. Premier réflexe du visiteur : identifier des lieux connus de Strasbourg. Place de l’Homme de Fer – tout un symbole en soi, le nom de cette place ! – le soldat en armure est descendu de son piédestal, au grand dam d’une passante, pas très rassurée. Sur la carte interactive réalisée par l’association strasbourgeoise Ru’elles, qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans l'espace public, c’est le lieu qui concentre le plus de signalements. J’en ai malheureusement moi aussi fait l’expérience.

Clichés

L'illustratrice en profite au passage pour tordre le cou à certains clichés : Ce n’est pas forcément dans les quartiers populaires que les femmes sont le plus invisibilisées. Presqu’île Malraux, sur la place de la Liberté de penser récemment rebaptisée, une scène de bataille de boules de neige entre enfants donne encore à la facétieuse Ariane Pinel l’occasion de glisser des clins d’œil en forme d’encouragements à la prochaine génération.

Avant le Studium, les douze dessins ont été exposés à l’arthothèque du Neudorf, où il y a eu pas mal d’actions de médiation, notamment vers les enfants. Les présenter ici, dans une bibliothèque universitaire, c'est faire prendre conscience tôt de cette problématique aux étudiants, qui feront le monde de demain, espère Magalie Risser, chargée de la médiation scientifique et de l'animation culturelle au Service des bibliothèques. Qui compte aussi sur le bouche-à-oreille pour faire venir les riverains. A l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Strasbourg (Ensas), à l'automne, un travail a été mené avec deux jeunes diplômées, Bénédicte Rosenstiehl et Eve Bigot-Renard, ayant réfléchi à cette question du genre de la ville, faite avant tout par et pour les hommes, reprend Ariane Pinel. A l’origine, il y a une commande de la Ville de Strasbourg pour le 5e Lieu, où ces dessins sérigraphiés ont été exposés la première fois.

Nuances

C’est bien à une prise de conscience qu’appelle cette exposition, à dessein réalisée uniquement en bichromie – du bleu et du rose tirant vers le orange fluo, déclinés en de nombreuses nuances. Avant cela, je n’y avais pas forcément plus réfléchi que ça. Quand on m’a passé commande, au moment du deuxième confinement, en novembre 2021, je suis partie arpenter ces lieux. Et j’ai remarqué que si les hommes s’y installent, les femmes en général ne font qu’y passer. Ariane Pinel s'est donc documentée, a beaucoup lu, écouté des podcasts. « Je trouve cela positif, pour l'accessibilité de l'exposition, que le sujet ne soit pas abordé par une personne qui arrive en position de "sachant", mais qui livre son expérience, son regard et sa perception », ajoute Magalie Rieser.

Les hommes s’installent sur ces places, mais les femmes ne font qu’y passer

Les scènes d'Ariane Pinel regorgent d’une foule de détails, qui donnent envie de s'y attarder. J’aime qu’un détail dans un dessin en appelle un autre, comme un fil tiré vers celui d’à côté. Des collages féministes émaillent le décor – manière de se réapproprier l’espace public. Elle donne aussi à voir des publics moins représentés, comme des Sans domicile fixe (SDF) ou des livreurs racisés à vélo. C’est un peu le petit personnage fil rouge, que les spectateurs de tous âges pourront s’amuser à retrouver dans chaque dessin !

« Les fanzines de Norbert Moutier », déballage d'une étonnante collection

Une deuxième exposition prend ses quartiers au Studium, dans le cadre du festival Central Vapeur : « Les fanzines de Norbert Moutier », proposée par Xavier Girard.

Lorsqu'il tombe sur un carton rempli de brochures illustrées à la main, il y a deux ans dans un marché aux puces d'Orléans, c'est une certitude pour Xavier Girard : il vient de débusquer une pépite. A la manière d'un trésor, il est le découvreur d'une collection unique au monde : 1 000 exemplaires, 14 000 pages manuscrites, le tout entièrement réalisé de façon artisanale par un enfant dans les années 1950. A force d'obstination, accumulant et recoupant les présomptions, le passionné mène l'enquête et remonte la piste : « L'enfant derrière ce "proto-fanzine*", c'est Norbert Moutier, connu plus tard en tant qu'adulte dans le milieu de la bande-dessinée, du cinéma de genre et de la série Z, libraire à Paris dans les années 1980. »

* Fanzine : publication indépendante et non professionnelle élaborée par des passionnés

Le puzzle reconstitué s'avère riche de détails et d'enseignements sur toute une époque : Super-héros, cowboys contre indiens, policiers contre gangsters, hommes de la jungle, aventuriers coloniaux... Le petit Norbert est influencé par toute une galaxie de personnages issus de la presse commerciale populaire venue des Etats-Unis, supplantée à partir des années 1950 par des versions communistes européennes expurgées des références au capitalisme. Finalement, cette production artisanale issue d'un cercle familial très restreint, imitation d'une veine commerciale, s'avère plus authentique que la presse et sa logique mercantile. Cela nous dit beaucoup aussi sur la manière dont la contre-culture des années 1980 s'enracine dans une appropriation de la culture populaire de masse des années 1940-1950. Le spécialiste de l'image, enseignant en arts visuels à Orléans, acquiert aussi une conviction : Il y a la patte de sa mère derrière cette publication, qui s'étala de façon régulière sur dix ans, et la transmission de toute une culture familiale de l'édition.

Telle une mission qu'il s'est fixée, celle de partager cette oeuvre majeure au plus grand nombre, Xavier Girard y consacre aujourd'hui une grande partie de son temps. Il publie des articles dans la presse spécialisée, l'histoire est reprise par la presse grand public. Xavier Girard imagine aussi tout un dispositif d'exposition, combinant déballage, manipulation ; et support de médiation sur smartphone. Les premiers pour faire revivre aux participants la sensation d'émerveillement de [s]a découverte. Le second parce que le papier perdant du terrain, il faut utiliser les outils de valorisation d'aujourd'hui. Les échanges avec les participants lui font parfois découvrir de nouvelles pièces du puzzle, ou réviser ses suppositions : Dernièrement, je remets de plus en plus en question la période d'âge de production de ses fanzines par Norbert que j'avais calculée (de 5 à 19 ans). Dans le jeu à quatre mains de la mère et du fils, les styles évoluent au fil du temps, et ils s'amusent aussi à brouiller les pistes.

Après avoir traversé la France, la collection de Norbert Moutier pourrait bientôt franchir l'Atlantique : J'ai une proposition de la bibliothèque de l'Université de Columbia (New York) pour venir en parler. En attendant, rendez-vous à la bibliothèque du Studium, avec une journée « déballage » le 22 mars.

  • Infos pratiques : les deux expositions sont visibles du 21 au 30 mars 2023, en salle In Quarto du Studium (horaires d'ouverture), dans le cadre du festival Central Vapeur / Rencontres de l'illustration, sur le thème « Femmes, identités, visibilités »

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