Par Jean de Miscault
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Quand la science-fiction créé sa propre langue

Doctorante à l’Unistra, Alexia Jingand met la touche finale à sa thèse sur les représentations sociolinguistiques dans un corpus de onze œuvres romanesques de science-fiction dystopique : comment les auteurs de ces œuvres mettent en scène la langue et le rapport des locuteurs à la langue. Elle présentera, le 23 mai, une conférence sur la futurologie linguistique.

Qu’est-ce que la futurologie linguistique ?

Alexia Jingand : Je travaille sur la manière dont les auteurs de science-fiction imaginent les langues du futur. Dans beaucoup de récits postapocalyptiques ou postnucléaires, les romanciers font évoluer la langue. Certains la modifient de telle sorte à ce que le lecteur la reconnaisse. Pour un autre, les marques commerciales sont devenues tellement importantes qu’elles remplacent les mots des objets. Pour dire de l’eau on parle d’une marque qui la distribue. Dans ce dernier exemple, on voit que c’est d’ailleurs déjà le cas aujourd’hui : ce n’est plus de la science-fiction. Certains auteurs imaginent des sociétés dans lesquelles tout le monde n’a pas le droit d’écrire ou de lire. D’autres modifient l’orthographe avec des écritures très phonétiques.

Observateurs de tendances linguistiques

Qu’est-ce que cela raconte sur l’avenir de nos langues ?

A. J. : On remarque que certaines tendances anticipées par les romanciers sont déjà observées. C’est l’exemple, dont je parlais précédemment, de la part prépondérante que prennent les marques commerciales dans notre vocabulaire actuel. Les auteurs ne sont pas forcément des prophètes mais les imaginaires qu’ils mettent en scène prennent racine dans la réalité. Cela dit donc quelque chose du rapport du locuteur présent à la société actuelle. Alain Damasio a par exemple écrit Les Hauts® Parleurs®, une nouvelle dans laquelle la société a tout privatisé, notamment le lexique : c’est-à-dire qui si vous voulez utiliser certains termes dans la parole publique, vous devez payer des droits d’auteur. Quand cela a été écrit, cela n’existait pas encore dans la réalité ; aujourd’hui, on se rend compte que Google peut acheter des mots pour le bienfait d’une marque ou que d’autres entreprises privatisent un slogan.

Certains auteurs inventent une nouvelle langue, mais d’autres vont jusqu’à théoriser l’invention de cette nouvelle langue. C’est le cas d’Orwell dans « 1984 ».

A. J. : Effectivement, dans 1984, Orwell imagine que le gouvernement crée un ministère chargé de modifier la langue de sorte qu’elle soit en cohésion avec l’idéologie du Parti. Ainsi, le mot « liberté » est-il maintenu, mais on lui retire toute sa dimension politique ; on en change le sens. Le totalitarisme intervient partout jusque dans la langue et celle-ci va influencer notre façon de penser. C’est l’hypothèse scientifique de Sapir et Whorf, deux anthropologues linguistes américains, selon lesquels on n’agit pas et on ne vit pas de la même manière selon la langue que l’on parle.

Finalement ces nouvelles langues fictionnelles ne finissent-elles pas par être rattrapées par la réalité ?

A. J. : Je ne crois pas vraiment à la capacité de la science-fiction à anticiper sur les langues du futur. D’autant moins quand les histoires se déroulent dans d’autres galaxies ou dans des contextes postapocalyptiques. Même si les auteurs observent des tendances linguistiques, qu’ils mettent en scène, il serait osé d’affirmer que nous parlerons ces nouvelles langues qu’ils imaginent. Mais aujourd’hui le terme de novlangue créé par Orwell est rentré dans le vocabulaire commun. C’est aussi l’exemple de la nouvelle d’Alain Damasio sur la privatisation de la langue : des juristes se sont même penchés sur le sujet.

Alexia Jingand tiendra sa conférence, Futurologie linguistique, ou quand la science-fiction imagine les langues de l’avenir, le 23 mai à 15 h, au Palais universitaire, dans le cadre des Conférences du lundi du Jardin des sciences.

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